Ferrand, Menant et Clovis, une histoire d'amour sur CNews
- 43 commentairesClovis, un "être lumineux" à "l'intelligence supérieure"
L'historien médiéviste Florian Besson, qui co-anime le blog "Actuel Moyen Âge", a regardé l'épisode consacré à Clovis de la nouvelle émission de l'animateur Franck Ferrand consacrée à l'histoire de France sur CNews, qu'il co-anime avec Marc Menant, par ailleurs partenaire de Zemmour dans "Face à l'info". Conclusions de Florian Besson : erreurs factuelles, raccourcis et approximations, "le tout au service d'un roman national et nationaliste". Fact-checking avec extraits.
Franck Ferrand a rejoint
il y a peu CNews et Valeurs actuelles
.
Tous les dimanches, il anime avec Christine Kelly et Marc
Menant une émission intitulée La belle histoire de
France
, qui se propose de "redécouvrir ce qui fait
notre pays, notre nation", au fil d'un ensemble d'épisodes
chronologiques. On ne s'attendait pas à
grand-chose, mais on a quand même regardé l'épisode consacré à
Clovis, diffusé le 24 janvier 2021. Et c'est terrible. Au menu, erreurs
factuelles, raccourcis et approximations, légendes et clichés, sans
aucun recul critique, sans aucun travail sur les sources. Le tout,
bien sûr, au service d'un roman national et nationaliste. Petit
décryptage – non exhaustif.
On commence par un jugement classique, qu'on
trouvait déjà chez le général De Gaulle en 1965 : "Clovis est le premier grand personnage de l'histoire de France (…) Il va faire naître notre histoire" (01'17 dans la vidéo). C'est l'un des fondements du roman national français : en
acceptant le baptême, Clovis, roi des Francs, aurait fait démarrer "l'Histoire de France" - une France, évidemment, à la
fois royaliste et chrétienne. Dans son dernier ouvrage, Bruno
Dumézil montre bien que ce jugement n'est en réalité qu'une
construction historique assez tardive : vers 570, les grands rois mérovingiens étaient
Childebert Ier,
Théodebert Ier ou Sigebert Ier, pas Clovis. Pendant
des siècles, Clovis a été un personnage secondaire de l'histoire
de France, loin derrière Pépin le Bref, Charlemagne,
Hugues Capet ou même Dagobert. Quand on
fait de Clovis le père de la France, on ne dit rien du tout de
Clovis ni de son époque : cela ne renvoie qu'à la manière
dont nous, aujourd'hui, fantasmons les "racines" de
notre pays.
Ferrand déclare ensuite : "Les Francs sont des guerriers incroyables et surtout des guerriers obéissants" (01'52). Cliché qui ne repose sur aucune source. Au risque de se répéter, en histoire, on ne juge pas, on ne hiérarchise pas les peuples ou les personnages, et on ne leur attribue pas des traits de caractère arbitraires. Au passage, rappelons, puisque l'émission ne le fait jamais, que ces grandes invasions sont en réalité un processus très complexe qui s'étale sur plusieurs siècles et brasse des identités ethniques et religieuses mélangées, qui s'influencent mutuellement (c'est ce que les historiens appellent une ethnogénèse).
Clovis,c'est un être lumineux car c'est l'enfant de l'amour - Franck Ferrand
Mais la réalité historique, ce n'est pas vraiment le propos. Aujourd'hui, l'émission, c'est Clovis, et "Clovis, c'est l'enfant de l'amour," clame Marc Menant. Ce à quoi Franck Ferrand réplique : "C'est peut-être ce qui explique sa force, c'est un être lumineux car c'est l'enfant de l'amour." (05'10).
On vous laisse quelques
secondes pour relire cette phrase et vous remettre de vos émotions. Ça va mieux ? Ce jugement
naïf - et même niais - peut faire sourire. Mais là encore, nos
deux présentateurs piétinent allègrement la méthode historique.
En histoire, on ne juge pas, on ne classe pas les personnages entre
"êtres lumineux" et "êtres obscurs" - on n'est pas dans Star Wars.
On est sans doute galvanisés par le sang, les cadavres qui sont là, vous marchez dessus... - Marc Menant
Pas le temps de s'y arrêter plus avant, déjà Marc Menant s'emballe en
évoquant la bataille de Tolbiac (en 496 ou 506, remportée par Clovis) comme une "fureur, hystérie collective, frénésie invraisemblable, et on est sans doute galvanisés par le sang, les cadavres qui sont là, vous marchez dessus..." (07'00). On est un peu mal à l'aise,
presque autant que Christine Kelly d'ailleurs. Cette fascination malsaine pour la violence de l'époque tient plus du fantasme que
d'une approche historique mesurée et nuancée. Plutôt que cette
accumulation d'adjectifs gameofthroniens, on aurait pu commenter un
passage d'une chronique ou montrer des objets archéologiques...
Mais bon, à ce stade de l'émission, on commence à comprendre qu'en
réalité on ne va pas du tout faire de l'histoire. La suite le
confirme, d'ailleurs.
Confusion énorme
Pendant de longues
minutes, Marc Menant raconte la légende du vase de Soissons, au présent de narration, comme si tout était
parfaitement attesté. À aucun moment il ne précise pourtant que l'histoire vient
de Grégoire de Tours (qui écrit environ 70 ans après Clovis). À aucun moment il ne questionne l'historicité de l'anecdote - tout au
plus entend-on à un moment le terme de "légende",
mais c'est tout. Un peu plus tard, Marc Menant dit que
l'évêque ayant demandé le vase à Clovis est "Rémi de
Reims", alors que cet élément n'apparaît que dans la
chronique du Pseudo-Frédégaire, rédigée un siècle plus tard, il est donc incertain (13'22). Mais bon, les références historiques... On n'est plus à ça près, les mots non plus d'ailleurs, puisque Menant poursuit : "Le
sacre, si je puis dire, le baptême de Reims..." (22'40). Confusion énorme. Le
sacre n'a rien à voir avec le baptême. Et, surtout, à l'époque de
Clovis, les rois ne sont pas sacrés : pour cela, il faut
attendre les Carolingiens, qui vont remettre à l'honneur ce rituel
politique emprunté aux rois d'Israël. Cette confusion, amendée
d'un "si je puis dire" mais pas véritablement
corrigée, en dit long sur le degré de précision de l'émission.
Un peu plus tard, Franck Ferrand confond Grégoire le Grand, pape entre 590 et 604, et Grégoire de Tours, chroniqueur ayant vécu entre 539 et 594 (22'54). Ce n'est pas très grave en soi : tout le monde a le droit de confondre deux personnages, surtout des homonymes. Mais bon, ce n'est pas non plus très sérieux, car on parle quand même de la principale source sur Clovis. Dans une émission de 45 minutes sur Clovis, on aurait pu imaginer parler, même rapidement, de Grégoire de Tours, ce chroniqueur de l'époque.
Ferrand ne s'arrête plus : "Il faut imaginer cet espèce de géant qu'est Clovis, ce personnage hyper charismatique... Tous ses soldats sont prêts à mourir pour lui, vous savez, ça fait partie de ces chefs qui sont capables de susciter l'amour dans les troupes ! Il est incroyable !" (31'40). Que d'enthousiasme... Au
prix des nuances, bien sûr : Franck Ferrand a visiblement
interviewé un à un tous les soldats de Clovis ! Voilà ce
qu'il aurait fallu dire dans une vraie émission d'histoire :
"Plus d'un demi-siècle plus tard, Grégoire de Tours insiste
sur le charisme de Clovis, pour mieux flatter ses descendants. Il
reprend d'ailleurs le topos littéraire du chef de guerre adoré par
ses troupes, ce qui est également une façon habile d'utiliser des
images venues de la propagande impériale romaine." Mais bon,
c'est sûr que dire que Clovis est "incroyable", c'est
plus simple. Plus faux, mais plus simple.
Un peuple de guerriers façon "Valeurs actuelles"
Ah, un peu de nuance : "Ce Clovis, il ne faudrait pas croire qu'il n'est que pureté..." (37'08). On va peut-être avoir une discussion critique et fine
sur les ambivalences du personnage, ou plutôt sur ce que les
chroniqueurs postérieurs ont fait de lui... ? Ah ben non. Raté : "...il tuait sa
famille, il les zigouillait, il y en a un, il lui décolle la tête ! (…) Il passe son temps à tuer tout le monde dans sa famille !
Ce n'est pas un tendre... " Franck
Ferrand coche allègrement la case "Moyen-Âge brutal et
sanglant". Ce passage est vraiment frustrant, car on aurait pu
commenter cette violence intrafamiliale et en dire plein de choses
passionnantes. Les historiens parlent en effet de "tanistrie
sanglante" : il s'agit d'une pratique successorale qui
consiste à partager le pouvoir et le royaume entre les frères, tout
en laissant ces frères s'éliminer mutuellement. Il s'agit d'une
véritable pratique politique, qui peut certes nous étonner mais qui
n'en est pas moins rationnelle à l'époque, autrement dit qui obéit
à des codes précis.
Ferrand s'épanche sur les Mérovingiens : "Ils ont apporté leur vitalité, leur vigueur, leur instinct guerrier dans cette population gallo-romaine qui était très travailleuse, très agricole mais qui n'était pas très belliqueuse. Et donc ils sont devenus le bras armé de la Gaule et bientôt de la France. Ils vont faire que cette France n'est pas seulement un pays très prospère, très courageux, très travailleur, etc, mais est aussi un pays qui sait se battre et conquérir et qui se fait respecter" (41'25). On est ici en plein dans une vision passéiste et conservatrice qui fleure bon l'historiographie de la IIIe République – et encore, même le Lavisse est plus nuancé ! Il s'agit d'un jugement moral qui n'a rien à voir avec la méthode historique et qui s'approche clairement d'une ligne éditoriale très Valeurs actuelles : il faut un peuple de guerriers, qui vient apporter sa force virile à une France démilitarisée. Personnellement, on trouve ça surtout triste : il n'y a rien à dire de notre pays sinon qu'il est "travailleur, courageux et sait se battre" ?
Clovis, un "brouillon" avant les Carolingiens
Ah, ben si, on peut aussi dire que "cette
société mérovingienne est une société violente, une société
brouillonne"... avant de revenir, avec Marc Menant, sur "cette intelligence supérieure de Clovis, qui
dès le départ avait projeté cette finalité" (42'40). Les sociétés
du haut Moyen-Âge ne sont pas plus violentes que la
nôtre : la violence y emprunte d'autres formes, obéit à
d'autres codes. C'est précisément le travail des historiens et
historiennes que d'analyser ces formes et ces codes. Le terme de "brouillon" est quant à lui très révélateur. On imagine qu'aux yeux de Franck Ferrand et de
Marc Menant, la dynastie mérovingienne est un "brouillon" avant le "passage au propre", sous les
Carolingiens et/ou les Capétiens. Les Mérovingiens ne sont pas
étudiés en eux-mêmes, mais uniquement parce qu'ils sont le
prélude, l'introduction, la bande-annonce de la "vraie"
histoire de France, celle qui va bientôt commencer (un peu plus tôt,
on a entendu Christine Kelly dire qu'elle avait "hâte" qu'on parle enfin de la France).
Outre que parler des Mérovingiens comme d'une société "brouillonne" est un jugement moral, ce que l'on ne fait pas en histoire (on vous a prévenu qu'on allait se répéter), cela revient à proposer une vision téléologique de l'histoire, c'est à dire une lecture de l'histoire entièrement orientée par la fin. Ce que confirme Marc Menant en disant que Clovis avait "dès le départ projeté cette finalité" : mais de quelle finalité parle-t-on ici ? La naissance de la France comme royaume catholique ? La conquête progressive de différents espaces peu à peu fondus en un seul royaume ? Mais dans ce cas-là, pourquoi ce Clovis à l'intelligence supérieure n'a-t-il pas prévu l'éviction de sa propre famille, deux siècles et demi plus tard ? A moins que tout cela ne fasse partie du Grand Plan du Génial Clovis ? On n'en saura pas plus. Heureusement, peut-être.
Bilan : quelques erreurs factuelles, un bon paquet de clichés et de légendes racontées comme des vérités historiques, des jugements naïfs sur Clovis. On n'a rien appris sur la période en elle-même : rien sur la complexité du paysage politique, ethnique ou religieux (qui oppose païens, chrétiens ariens, chrétiens catholiques, eux-mêmes divisés entre plusieurs papes...), pas entendu un mot sur l'économie, la société, le climat... de l'époque. On a entendu un mauvais roman sur Clovis, qui essaye de le glorifier en vantant "l'intelligence supérieure" de cet "être lumineux", mais qui n'en fait finalement qu'une caricature. Surtout, on n'a cité aucune source précise, aucun travail d'historien un tant soit peu spécialiste de la période. Bref, malgré le titre ronflant de l'émission, on n'a pas fait d'histoire.
Florian Besson, docteur en histoire médiévale, membre du collectif Actuel Moyen Âge
DÉCOUVRIR CLOVIS, les conseils de Florian Besson
À lire : Bruno Dumézil, "Le baptême de Clovis : 24 décembre 505 ?", Paris, Gallimard, 2019. L'auteur a accordé un entretien à Actuel Moyen Âge, disponible ici.
Bruno Dumézil et Hugues Micol, "Les Temps barbares", tome 4 de la collection de BD "L'histoire dessinée de la France"
, La Découverte, 2018 (un extrait ici).
La brochure de l'exposition "Les temps mérovingiens"
organisée au Musée de Cluny à l'automne 2016-2017, avec notamment plusieurs extraits du catalogue, rédigé par Isabelle Bardiès-Fronty, Charlotte Denoël et Inès Villela-Petit.
À écouter : Un épisode de Passion médiévistes
sur l'évêque Germain.
À regarder : Le baptême de Clovis a-t-il eu lieu ?
, par Veni Vidi Sensi.
Mise à jour, 29 janvier : suppression d'un passage où nous avions cru, à tort, entendre Christine Kelly, à propos de cartes, évoquer "le remplacement", alors qu'elle dit "leur emplacement".