En lisant l'ami Lordon...

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Partons du principe qu'entre amis, on peut tout se dire. Je parle des vrais amis.

Disons, des amis d'avant la manif, à distinguer des nouveaux amis du 11 janvier. Prenons l'ami Frédéric Lordon. Lordon, authentique copain d'avant. On l'a souvent reçu par ici (si souvent qu'il a même un dossier à son nom). On l'écoute toujours avec attention et profit. Il publie un texte sur son blog, plein de choses intelligentes comme d'habitude, qui conclut que l'avenir a une sale gueule. Il n'est pas le seul à le penser. Formidable, la Marseillaise debout des députés, Clemenceau le retour, droite et gauche à l'unisson, Paris capitale du monde libre, la levée en masse du lectorat, les kiosques dévalisés dès l'aube, très bien très bien. Demain, on va dessaouler sec, et il n'est pas inutile de prévenir tout le monde. Oui, rien n'ayant été réglé dans les banlieues, dans les prisons, l'avenir a une sale gueule.

Et puis, dans le même texte, je tombe sur ce passage, fustigeant "les médias d’abord, dont on pouvait être sûr que, dans un réflexe opportuniste somme toute très semblable à celui des pouvoirs politiques dont ils partagent le discrédit, ils ne manqueraient pas pareille occasion de s’envelopper dans la «liberté de la presse», cet asile de leur turpitude". Jusque là, bon. Mais voici ce qui suit : "...à l’image par exemple de Libération, qui organise avec une publicité aussi ostentatoire que possible l’hébergement de Charlie Hebdo. Libération, ce rafiot, vendu à tous les pouvoirs temporels, auto-institué dernière demeure de la liberté d’expression! — peut-être en tous les sens du terme d’ailleurs".


J'ai bien lu : "avec une publicité aussi ostentatoire que possible". Gloups. Si je comprends bien Lordon, Libé aurait été pardonné d'accueillir les rescapés de Charlie, mais surtout sans que personne le sache. Rien de plus facile. Il suffisait à Joffrin de prendre un air dégagé, et de répondre à la presse mondiale qui campe devant le siège du journal que non non, il n'a entendu parler de rien. Charlie comment ? Pas chez nous. Voyez en face.


Très drôle, Frédéric. Et le plus drôle, tu sais quoi ? C'est qu'avant le 7 janvier, j'aurais pu écrire la même chose. Les mêmes lignes pas dupes sur ces journalistes qui se font de la pub en se drapant dans la liberté d'expression. Quand l'équipe de Charlie a trouvé refuge pour la première fois à Libé, après l'attentat au cocktail Molotov qui avait visé le siège du journal, à la limite, on avait encore le droit de rigoler sous cape. Mais voilà. Entre les deux, il s'est produit l'incident regrettable du 7 janvier. Dont on n'a pas fini de tirer les leçons, mais qui montre une chose : que le risque est réel, non seulement à dessiner Mahomet, mais aussi à se faire les complices du blasphème. OK, les frères Kouachi et Coulibaly sont morts. Mais qui peut jurer que d'autres soldats du prophète, dans un coin, ne rêvent pas de se faire le directeur de Libé, ou un journaliste, ou un type qui passe par hasard dans le hall, ou même, dans une très moindre mesure, un chroniqueur du journal (hum) ? Eh oui. Même si c'est dur à avaler, il va falloir arriver à penser Libé, et ses confrères, à la fois certes comme des "rafiots vendus à tous les pouvoirs temporels", mais aussi comme des naufragés auxquels il faut bien reconnaître, sinon une étincelante clairvoyance économique, au moins parfois du courage. Non, on n'a pas fini de rire.

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