"Oudéa-Castéra, jeux décisifs" sur France 3 : la fabrique de l’empathie

Clara Barge - - Coups de com' - 27 commentaires

Samah Karaki : "On montre la violence du milieu politique plutôt que des actes arrogants, classistes et méritocrates"

Le 28 juillet à 23 h 10, France 3 diffusait un documentaire sur l’ancienne ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra. Un portrait élogieux et compatissant de cinquante minutes, où la ministre est présentée comme combative et résiliente. Quitte à réécrire certains évènements, comme l'affaire Stanislas. Parmi les sources du film, l’une d’elles regrette que ses critiques aient été coupées au montage.

Les documentaires à la gloire d’un·e ministre sont-ils en train de devenir un nouveau genre à part sur le service public ? Après le très complaisant "Tempête" (France 5), où l'on suivait Gérald Darmanin, France 3 a diffusé le 28 juillet dernier "Amélie Oudéa-Castéra, jeux décisifs", réalisé par Antoine Benneteau, et produit par Morgane Production et Baseline Studio. Un récit empreint d'empathie autour de l’ex multi-ministre de l’Éducation nationale, des Sports, de la Jeunesse et des Jeux Olympiques et Paralympiques, dont les passages dans chacun de ces ministères ont pourtant été à chaque fois marqués par des polémiques, d'envergure plus ou moins importantes. Après plus d’un an de tournage, le réalisateur confiait, sur Linkedin, avoir cherché "la bonne distance"

Amélie Oudéa-Castéra a surtout fait parler d'elle en 2024, pendant son court passage de 28 jours au Ministère de l'Éducation nationale. Pour cause : scolariser ses enfants dans l'établissement privé Stanislas, où une enquête administrative a été ouverte en 2023 pour injures sexistes homophobe. Un collège-lycée faisant la promotion des thérapies de conversion, demandant à "pardonner aux violeurs", et dont l'ancien directeur est aujourd'hui jugé pour agression sexuelle sur mineur

Mais dans le documentaire de France Télévisions, Amélie Oudéa-Castéra, dans son pull rouge et sous une lumière feutrée, estime avoir cerné la source de tous ses problèmes : elle  n'est "sans doute pas la meilleure communicante". Mais qu'importe : elle "est dans la vérité de [s]on action ministérielle : moi j’veux que ça marche, je veux que ce soit solide". Concernant ses polémiques, "les petites moqueries, on s’en remet". Sa soeur, Virginie Castéra, est aussi interviewée dans le film et se montre, naturellement, très empathique : "Elle avait le cou rentré, la tête dans les épaules, le visage figé… Je me suis dit : « Mon dieu, mais quelle souffrance elle porte sur ses épaules »".

Le casting très "entre-soi"

Tout au long du documentaire interviennent surtout des proches d'AOC, voire des très proches. Son oncle, Patrice Duhamel, ancien éditorialiste politique, est ainsi interviewé pour vanter les mérites de sa nièce : "J’avais croisé le Président quelques semaines avant, et je lui avais dit : « ça se passe bien avec Amélie ? ». Il m’a dit : « ah oui, elle est d’un courage formidable ! ». Sous entendu : « s’ils étaient tous comme ça dans mon gouvernement, ça serait quand même pas mal »".

Sa soeur intervient donc aussi pour parler d’AOC comme "quelqu’un de tendre". Côté allié·es politiques, Gérald Darmanin tresse lui aussi ses louanges : "De tous mes collègues, je pense que c’était la ministre, le… la… le plus sérieux dans la prépa de ces dossiers". Ajoutant : "Elle a de l’estomac, Amélie Oudéa-Castéra, elle est capable d’endurer". L'ex-ministre a aussi reçu l'appui d'Emmanuel Macron qui qualifie Oudéa-Castéra de "déterminée", de "tenace" et "obsédée par le résultat".

Au milieu de ce casting très prestigieux et complaisant, une journaliste : Sandrine Lefèvre, grand reporter au Parisien.

Spécialisée dans les JO de 2024, elle croisait régulièrement Amélie Oudéa-Castéra. Face caméra, elle partage ses impressions. "Elle est impressionnante, car elle connaît le dossier des Jeux Olympiques dans les moindres détails". Elle remarque que la ministre va "amener du liant entre toutes les personnalités politiques", qu’elle a "rempli son contrat, le monde sportif avait très envie de poursuivre le travail avec elle". Sandrine Lefèvre compatit, elle aussi :"elle sort ébranlée du ministère de l’Éducation nationale, elle a maigri, elle est fatiguée".

"Il ne reste que des morceaux"

Interviewée par ASI, lorsqu’on l’interroge sur le glissement d’une parole "factuelle de journaliste" vers un registre plus empathique, elle répond : "possible". La journaliste du Parisien reconnaît : "J’apparais effectivement beaucoup dans ce documentaire… trop peut-être". Un documentaire qu’elle trouve "surréaliste" et "très sympa avec elle", alors que dans la proposition initiale, elle n’avait qu’un objectif : "remettre dans le contexte". Plus d’un an après l’interview, la situation politique a changé. "Ma parole est périmée !", s’exclame la journaliste. Sandrine Lefèvre, qui estime d’ailleurs que "[sa] réponse sur son avenir aurait peut-être été différente aujourd’hui, plus nuancée qu’en septembre [2024]".

Au téléphone, Sandrine Lefèvre est effectivement plus nuancée que dans le documentaire. Selon elle : le montage y est pour quelque chose. "Nous avons tourné plus d’une heure et il ne reste que des morceaux". Que manque-t-il selon elle ? "De mémoire, j'ai répondu que c'était trop grand le ministère de l'Education pour elle, et que la scène de la baignade était une catastrophe". Afin de prouver la baignabilité de la Seine, Amélie Oudéa-Castéra s'était baignée, le 13 juillet 2024, dans le fleuve encore pollué, attirant à nouveau moqueries sur les réseaux sociaux. 

Réécriture de l’affaire Stanislas

Plus grave : le documentaire semble réécrire des pans entiers de l'histoire récente, à l'avantage certain de la ministre. En janvier 2024, Mediapart révèle l’affaire Stanislas : Amélie Oudéa-Castéra, alors ministre de l'Education, scolarisait ses enfants dans l’établissement privé catholique. Dans le film, cet épisode est réduit à une erreur de communication de la ministre, voire des "erreurs d’expression" selon Gérald Darmanin. Erreurs d’expression ? AOC en rajoute : "Mon tort : répondre de manière un peu épidermique comme une maman attaquée dans son choix privé". Elle accuse, aussi, la rédaction de Mediapart : "J’ai quasiment, dès mon entrée dans l’établissement, un journaliste de Mediapart aux trousses, qui me suit de pièces en pièces en me harcelant de questions".

"Elle s’arrange avec la vérité", regrette David Perrotin, auprès d’Arrêt sur Images. Le journaliste de Mediapart a publié un droit de réponse sur X suite aux accusations d’AOC dans le film. "Il n’y a jamais eu de harcèlement, elle a d’ailleurs parfaitement choisi son moment pour répondre à notre journaliste, Ilyès Ramdani", explique-t-il, renvoyant vers des explications de l'intéressé sur le plateau de Mediapart

David Perrotin poursuit : "Elle ment, elle l’avait d’ailleurs reconnu à l’époque dans une interview, mais dans le documentaire, elle continue de se faire passer pour une victime". Le plus grave, selon lui, est la manière dont elle s’offusque, dans le documentaire, des questions de Mediapart : sourcils froncés et grands gestes de mains, elle partage son souvenir de la question d’Ilyès Ramdani, "ça vous fait quoi de mettre vos enfants dans un établissement violent, homophobe, où il y a des thérapies de conversions ?". La manière de présenter "laisse penser que c’est faux", estime David Perrotin, "que Mediapart stigmatise cet établissement, qu’il n’y aurait pas eu de violence généralisée". La réécriture de cet épisode ne comporte "ni contradiction, ni vérification factuelle", regrette le journaliste.

Autre réécriture, à propos de l’école Littré dont AOC accusait des "paquets d’heures [...] pas sérieusement remplacées", elle relate dans le film un échange avec une ancienne enseignante. "À un moment, elle me dit d’elle-même : « bah oui, à l’époque, quand on avait besoin de remplacement, la qualité n’était pas au rendez-vous, et je sais que voilà, vous l’aviez ressenti, vous étiez sensible »". Un discours qui contraste avec les publications de Libération, qui avait retrouvé l'enseignante en question : "Ce que dit la ministre est archi faux, ça m’a horrifiée". Là non plus, le documentaire ne contredit pas la ministre, malgré la matérialité des faits. 

Narration empathique  

Pour comprendre les procédés utilisés dans ce film, nous avons contacté plusieurs chercheur·ses, dont Samah Karaki, chercheuse en neuroscience, autrice de L'empathie est politique aux éditions JC Lattès (2024). Dans ce documentaire, "tous les moteurs de l’empathie sont activés", explique-t-elle à Arrêt sur Images. "Nous développons de l’empathie pour ce qui est innocent, la victimisation cherche à récupérer du capital innocence" partage-t-elle d’abord, avant d’ajouter que "montrer sa vulnérabilité, sa fragilité physique et se positionner en victime est incompatible avec le statut de dominant"

L’intervention de sa soeur participe aussi à "jouer sur notre possibilité à s’identifier à la ministre, et augmenter notre capacité d’empathie, en la percevant à travers sa famille, qui s’inquiète notamment pour sa santé". Enfin, Samah Karaki définit comment le "biais fondamental d’attribution" s’illustre dans le film : "En général, on explique le comportement de quelqu’un par son caractère, « lui, c’est un vendu ! », plutôt que par le contexte. Mais quand il s’agit de nous ou de nos proches, on a tendance à faire l’inverse". C’est précisément ce qui se joue, selon elle, dans Jeux décisifs : "On montre la violence du milieu politique plutôt que des actes arrogants, classistes et méritocrates". Une manière de "déplacer l’attention et se déresponsabiliser de ses actions", selon la chercheuse.

personnification des jeux 

Nicolas Hubé, lui, est chercheur en communication politique à l’Université de Lorraine (CREM) et spécialiste des instruments de légitimation. Après avoir visionné le film, il a répondu à ASI. Jeux décisifs s’inscrit pour lui dans cette "dynamique de personnifier les documentaires", dynamique que le chercheur observe dans ses travaux depuis une quinzaine d’années. Problème : l’individualisation efface l’écosystème. "Où est Tony Estanguet, le Comité olympique, les représentants de la région, des transports, de la sécurité…" interroge-t-il, soulignant que Valérie Pécresse apparaît seulement une fois, et qu’Anne Hidalgo n’intervient que pour essuyer les critiques d’AOC. Le ressort narratif "légitime la politique menée par AOC : on incarne la réussite des jeux, et on invisibilise le travail des autres", analyse Nicolas Hubé. Dans l'une des dernières séquences du documentaire, AOC trahit d'ailleurs sa stratégie, face caméra : "Pour moi ce qui est assez important dans les jours à venir, il faut que je trouve la bonne manière de le faire, c’est que notre rôle ressorte. Je trouve que ça ne ressort pas suffisamment. Pas de manière juste pour l’instant"Bien que Tony Estanguet, Président de Paris 2024, soit au centre de l’affiche de Jeux décisifs, il n’apparaît jamais dans le documentaire. AOC, seule à l’oeuvre des Jeux ?

Contexte de production

Le réalisateur, Antoine Benneteau, n'a pas dû avoir beaucoup de mal à contacter la ministre pour son projet documentaire. Quand celle-ci était directrice générale de la Fédération française de tennis, le frère du réalisateur et ancien tennisman, Julien Benneteau (dont il a été coach), avait été pressenti pour devenir directeur technique de la FFT. Finalement, il est reconduit par Amélie Oudéa-Castéra au poste de capitaine de l’équipe de France de tennis, un poste qu’il a récemment quitté, en juin 2025. 

Selon nos informations, le film aurait été "terminé, prêt à diffuser, en décembre 2024". Sept mois dans les placards pour attendre l’anniversaire des Jeux ? C’est ce qu’on imagine aussitôt. Mais le documentaire devait à l’origine être diffusé plus tôt : un article du Journal du Dimanche, le 20 avril, prévoyait une sortie "en mai". Soit, un mois avant les élections du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), le 19 juin, dont Amélie Oudéa-Castéra (seule en lice après le retrait de Didier Séminet), sortira présidente.

Sandrine Lefèvre, à l’orée de l’été, ouvre le journal et tombe sur cet écriteau. Instantanément, elle saisit son téléphone pour écrire à Amélie Oudéa-Castéra et lui faire part d’une inquiétude, que ce documentaire se transforme en "outil de campagne". La ministre explique la coïncidence, les "calendriers sont totalement indépendants". Finalement, le documentaire sera diffusé le 28 juillet - bien après l’élection d’AOC comme présidente du CNOSF… rémunérée 9 000 € par mois. Peut-être un "outil de campagne" pour plus tard ?

Contactés, le réalisateur et les producteurs n’ont pas donné suite à nos sollicitations. 

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