Délinquance : valse de chiffres entre Le Figaro et l'Intérieur

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En Une du Figaro, trois gros mots inscrits en grand et qui font très peur, "Insécurité: l'alerte rouge". Aux aurores, un match à trois se met en place. Manuel Valls dément, le quotidien conservateur persiste, et Le Monde les départage.



Manuel Valls, le ministre de l'intérieur est en train de perdre son pari sur les chiffres de l'insécurité. C'est Jean-Marc Leclerc le monsieur Police/Justice du Figaro qui l'écrit ce matin dans le quotidien. Il a d'ailleurs gratifié ce mardi son lectorat de deux pages "Evènement". Infographie de rigueur, il y dresse un sombre constat fondé entre autres sur le nouveau "tableau de bord" de Valls recensant l'évolution de la délinquance en France. Sauf qu'un bon nombre de ces chiffres que "s'est procuré"Le Figaro sont en réalité consultables par n'importe qui depuis fin août. Alors vous aussi, "procurez-vous" en exclusivité les chiffres ici.

Leclerc tire des conclusions catégoriques des chiffres qu'il s'est procuré sur internet. En un an, depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir, les atteintes à l'intégrité physique auraient augmenté de 2,9%, celles aux biens de 3,5%, les violences sexuelles de 10,4%, et les cambriolages de 9,3%. Pas mieux pour les infractions économiques et financières (+5,9%), ni pour la "grande criminalité" (+5,2%). Pire, il paraîtrait - c'est Brice Hortefeux qui le dit dans le journal - que les infractions aux conditions d'entrée des étrangers sont passées de 79 445 à 34 267 en un an, et que "c'est le signe que la France a ouvert les vannes de l'immigration".

De quoi chagriner le ministre le plus populaire du pays, qui aussitôt a montré les crocs. "Une publication sélective, tronquée et biaisée d’éléments statistiques qui ne rend pas service au débat public", s'énerve le cabinet de Valls dans un communiqué (publié ici). En cause notamment, la publication distincte des résultats de police et de gendarmerie, mise en place en 2012 par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) - qui recense les faits délictueux. Selon Beauvau, le comptage n'est donc plus le même et la comparaison d'une année sur l'autre, de facto impossible.

Cette remontrance gouvernementale a conduit Le Figaro à répondre. Dans cet article titré, Délinquance en hausse : Le Figaro maintient ses informations, le journal se défend et "maintient l'intégralité de ses informations et répond, point par point, aux remarques du ministre de l'Intérieur." Pour répondre sur les points de discorde principaux, Leclerc a enregistré une petite vidéo.

pictoRegardez ses réponses à Valls

Sur la question du nouveau logiciel de l'ONDRP. "Le ministre considère que ce n'est pas bien d'assembler (les chiffres), que ça n'aurait pas de sens. Le problème c'est que dans son propre tableau de bord, lui, il les assemble", affirme Leclerc en montrant ses documents à la caméra.

Et Leclerc d'enfoncer le clou : "Il y a une présentation "tous services", une présentation "gendarmerie", et une présentation "police". De toute façon assemblé ou désassemblé, ça monte, excepté sur les violences hors-vol (...) une petite embellie dans un temps assez maussade".

Cet affrontement entre Le Figaro et le ministère a conduit les différents médias à entrer dans l'arène et parfois à choisir leur camp. Ainsi, certains l'ont joué centristes en insistant sur les interprétations différentes. C'est le cas chez Atlantico (Délinquance : Le Figaro publie des chiffres en hausse, Valls dénonce des "contresens"), le Huffington Post (Sécurité: Valls s'en prend aux chiffres publiés par "Le Figaro", "Le Monde" joue les arbitres), Libération (Nouvelle bataille de chiffres autour de la délinquance) ou encore Le Nouvel Obs (La délinquance augmente selon Le Figaro, "une tromperie" pour Valls).

Par contre, d'autres mettent en cause les chiffres du Figaro mais en insistant surtout sur la prise de position de Valls. C'est le cas du Point (Valls dénonce une "tromperie" sur les mauvais chiffres), du JDD (Valls défend sa méthode statistique) ou du Parisien (Valls dénonce une «tromperie» sur une hausse des chiffres).

Qu'en est-il vraiment ? Là où Jean-Marc Leclerc a raison, et peut bien le montrer à l'écran, c'est que certes, "ça monte".

Mais dans une contre-analyse complète, le journaliste du Monde Laurent Borredon termine de discréditer là aussi "point par point" les affirmations du Figaro.

Dans son blog "Vu de l'intérieur", il rappelle qu'un rapport commandé par Manuel Valls le 18 février à l'IGA expliquait déjà les "objectifs quantitatifs" du précédent gouvernement, ainsi que "certaines directives de l'administration centrale (qui) ont pu contribuer à minorer fortement les statistiques". Rien d'étonnant dès lors, que les chiffres augmentent, qui plus est après une période "en grande partie préélectorale et concernée par ces biais statistiques."

De fait, le ministre de l'Intérieur annonçait dès janvier que de nouveaux indicateurs allaient remplacer les quatre précédents, que le cabinet du ministre estimait désuets. Il s'agissait "d'assumer les chiffres" d'un nouveau "système vertueux" où il fallait veiller à ce que "la hausse d'un indicateur ne soit plus considérée par les responsables comme un échec".

Du coup, on assistait à la naissance de regroupements spécifiques, parmi lesquels "la grande criminalité" (citée comme mauvais exemple dans le papier du Figaro). De la même manière, certaines hausses n'ont rien d'alarmant. Le démantèlement des réseaux de fausse monnaie (+184) et l’usage-revente de stupéfiants (+561) par exemple, "témoigne(nt) de la plus grande efficacité des services de police et de gendarmerie". Vu sous cet angle-là "on peut tout aussi bien conclure (...) qu'en fait tout va mieux, depuis mai 2012", affirme justement Borredon.

On constate d'ailleurs que s'il a répondu au ministre de l'Intérieur, Jean-Marc Leclerc n'a en revanche pas discuté (pour l'instant) les remontrances de son confrère du Monde.

  

Alors que vaut vraiment le dossier de Leclerc ? Le pedigree du journaliste invite un peu à la prudence.

En 2011, une enquête de Télérama (reprise par Le Nouvel Obs) soulignait "le drôle de mélange des genres" auquel se livrait Leclerc, en ayant accepté de participer à un groupe de travail du ministère de l'Intérieur, sous l'autorité du ministre d'alors, Claude Guéant.

L'ambiguïté de sa situation explique sans doute bon nombre de ses "exclusivités" (Guéant se déplace, Guéant à des problèmes de santé, Guéant fait son retour etc.). L'hebdomadaire culturel rappelait même que Leclerc avait subitement la mémoire qui flanchait lorsqu'il s'agissait de couvrir l'affaire des fadettes de journalistes (nous en parlions encore ce matin, dans le cadre des écoutes sur le journaliste du Monde, Gérard Davet).

De la même manière, le journaliste-chargé-de-mission-du-ministère-Guéant ne cachait pas son soutien inconditionnel à la vidéosurveillance en titrant en 2009 sur "La vidéosurveillance fait chuter la délinquance de rue" quand un rapport pointait pourtant son inefficacité.

Par David de Araujo

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