Dans l'Est, le comté pollueur est "un tabou"
Loris Guémart - - Médias traditionnels - Investigations - 18 commentairesLa presse régionale épargne les agriculteurs
Depuis une décennie, des associations franc-comtoises dénoncent la grave pollution dont sont victimes les rivières de la zone de l’AOP comté, à cheval sur trois départements. Mais il a fallu une vidéo du Monde pour que le quotidien régional du Doubs, l'Est Républicain, rapporte à sa Une et illustre avec le fromage les accusations faites à l'AOP, tandis que la presse du Jura reste éloignée du problème.
C'est une vidéo-enquête du Monde
qui a fait parler d'elle dans les chaumières franc-comtoises. Le 26 juillet sur sa page Facebook, puis le 27 juillet sur son site web, Le Monde rapportait les accusations désignant les producteurs du fromage d’Appellation d’Origine Protégée (AOP) le plus vendu de France, le comté, comme responsables principaux de la pollution de bien des rivières de Franche-Comté. L’écho est limité… sauf pour les lecteurs issus des trois départements couverts par l’AOP, qui échangent sur Facebook des commentaires virulents, notamment contre le quotidien. Le 29 juillet, une meule de comté figure à la une du quotidien régional du Doubs, l’Est Républicain. "Le phénomène n’est malheureusement pas nouveau. Et nous l’avons évoqué à de multiples reprises dans nos colonnes", introduit comme pour se défendre le directeur régional Bernard Payot, auteur de l’article, qui laisse une large place aux explications du comité des producteurs – tout en proposant un sondage pour demander aux lecteurs s'ils pensent que les agriculteurs sont vraiment responsables.
"Les rivières de Franche-Comté ne sont pas en bonne santé", et "même si les causes sont considérées comme 'multifactorielles' (...), le responsable numéro 1 pointé du doigt reste la filière agricole ; en l’occurrence les producteurs de comté qui représentent la principale activité des bassins versants", expose-t-il telle une évidence en reprenant ensuite la plupart des éléments de la vidéo du Monde, de la lettre ouverte des associations de défense de l’environnement à une récente étude scientifique en passant par la croissance très importante de la production de comté. "Dans son reportage publié lundi, le journaliste ne fait rien d’autre que reprendre l’essentiel de cet argumentaire ; sauf que l’impact national lui donne une caisse de résonance autrement plus importante", commente-t-il aussi. Mais qu'ont fait de leur côté l’Est Républicain, son cousin du Jura Le Progrès ou l’hebdomadaire La Voix du Jura ?
La Franche-Comté, une Bretagne de l'Est ?
L’origine de la polémique autour des cours d’eau de Franche-Comté, et notamment du plus emblématique d’entre eux, la Loue, remonte à plus d’une décennie, lorsque les poissons les plus sensibles à la pollution, truites en tête, commencent à mourir en masse. Dans certaines de ces rivières, on venait de l’autre bout du monde pratiquer la pêche à la mouche dans un environnement préservé. Rapidement, les associations de pêcheurs et de protection de l’environnement exigent des mesures des pouvoirs publics, et désignent ceux qu’ils considèrent comme les principaux responsables : les éleveurs, qui représentent la quasi-totalité de l’agriculture locale, et dont les montbéliardes fournissent le lait destiné au précieux fromage si apprécié des Français, fierté de toute une région.
Les associations, si elles déplorent les pollutions issues des scieries, de l’industrie et des stations d’épuration, mettent en effet surtout en avant une logique agricole productiviste (pourtant moins intense qu'en Bretagne). C'est que les sous-sols karstiques de Franche-Comté sont poreux, et les couches de terre minces, donc particulièrement perméables aux fertilisants. Selon eux, les déjections des vaches laitières, utilisées afin d’accélérer la pousse de l’herbe des prairies, parfois déversées sur la neige – ce qui est illégal– afin de s’en débarrasser faute de capacités de stockage, ajoutent des quantités d’azote et de phosphore que ne peut absorber le fragile écosystème régional, dans des sols de plus en plus poreux à cause de l’utilisation du "casse-cailloux", engin permettant de supprimer des prés les enrochements typiques des paysages franc-comtois.
Réunis au sein d’un comité interprofessionnel dominé par les adhérents de la FNSEA, les agriculteurs ont minimisé pendant de nombreuses années leurs responsabilités en arguant du caractère multifactoriel de la dégradation des cours d’eau, "ce qui a pour effet de désarmer la controverse", note le sociologue Simon Calla, auteur d’une thèse sur le sujet et joint par Arrêt sur images. Au début des années 2010, devant une mobilisation massive, le préfet du Doubs avait organisé des tables rondes entre les syndicats agricoles, les associations révoltées contre la dégradation des rivières et les pouvoirs publics. Une étude scientifique de longue haleine, dotée d’un budget de plus d’un million d’euros, était lancée sur la Loue avec des chercheurs d’une unité du CNRS de Besançon. En février 2020, un rapport aux conclusions sans appel est rendu : l’agriculture, donc la filière comté, est bien la principale responsable, même si elle n’est pas la seule.
Un article sans le mot "comté"
Ce rapport, réalisé principalement par le chercheur François Degiorgi, concluant scientifiquement une décennie de polémiques, n’est cependant pas rendu public… jusqu’à ce que le collectif d’associations et de particuliers portant le fer depuis 2010, SOS Loue et rivières comtoises, ne mette la main dessus grâce à ses contacts à l’Agence de l’eau, l’un des financeurs de cette étude payée par de l’argent public. Le 17 juin, ils la diffusent sur leur site web, et le 18 juin, ils font de même d’une lettre ouverte aux producteurs de la filière comté. "C’est indéniable, l’intensification des pratiques agricoles joue un rôle dans la dégradation de la santé de la Loue. Il ne s’agit pas d’un second rôle mais bien d’un rôle de premier plan", écrit le 27 juin, sur son blog professionnel dédié aux rivières, la journaliste de France 3 Isabelle Brunnarius. Dans l’Est Républicain, trois articles, dont le principal est titré "Toute la vérité sur la Loue et ses pollutions", sont publiés le 4 juillet sur le web. Sur la une du journal papier, impossible de savoir que la filière comté ou l’agriculture sont en cause -à l’inverse, par exemple, d’un article de France Bleu.
"Le mal est ancien et prend racine dans les mutations de l’agriculture et son intensification 'mais pas seulement', souligne François Degiorgi", écrit le journaliste Fred Jimenez, poursuivant : "Il serait trop facile de réduire l’ensemble des pollutions dont souffre la rivière au seul 'monde de l’agriculture' même s’il en supporte une bonne part." Le mot comté ne figure nulle part dans cette double page, qui ne rapporte pas l’existence de la lettre ouverte : Jimenez a expliqué à ASI qu’il souhaitait traiter le sujet sur le seul plan scientifique. Spécialiste de facto
de la question depuis 2011 - le quotidien a un journaliste dédié au monde agricole... mais il ne s’occupe pas d’environnement -, il défend la couverture de l’Est Républicain jusqu’à présent. Si Jimenez a effectivement couvert en profondeur l’usage nocif du "casse-cailloux", et si le quotidien évoque ponctuellement les déversements de lisier signalés par les associations, l’Est Républicain n’a cependant pas, depuis 10 ans, mené d'enquêtes sur le sujet.
"On a toujours traité l'actualité sur le sujet chaque fois qu'il y en avait, et rendu compte par un dossier de l'enquête [scientifique du CNRS]. On peut se demander si on l'a bien ou assez vendue, mais il n'y a jamais eu de volonté de notre part de cacher quoi que ce soit par rapport au phénomène de pollution ou par rapport à la filière comté", commente pour sa part le directeur régional de l'Est Républicain auprès d'ASI, pointant néanmoins l'existence de moyens humains limités à sa disposition, avec 3 journalistes au sein du service des reportages régionaux. Il estime par ailleurs que son propre article "n'est pas une réponse à ce qu'a publié Le Monde mais pour dire que comme il s'en emparait, le sujet prenait une dimension nationale".
Dans le département voisin du Doubs, très concerné par la situation lui aussi, l’hebdomadaire départemental La Voix du Jura n’a pas jugé nécessaire de mentionner les conclusions, ni même... l’existence du rapport. Sur le web, ses seules évocations de la pollution des rivières liée au comté sont une interview du président de la filière et un publi-reportage. Au Progrès, quotidien régional du groupe Ebra, également propriétaire de l’Est Républicain, la quasi-totalité des articles portant depuis 10 ans sur la pollution liée aux producteurs de comté provient de... l'Est dont on vient de dire qu'il n'a pas investigué.Le directeur départemental adjoint, Stéphane Cléau, explique à ASI que les collectifs et associations combattant la pollution des rivières n’étant pas dans son département, le journal n’entretient pas de relations avec eux et se repose donc sur le travail de l’Est Républicain –il a bien republié son article ayant suivi la vidéo du Monde mais pas celui ayant précédé à propos de l'étude scientifique sur la Loue. "Si des choses nous ont échappé, c’est cette organisation avec l’Est Républicain et la taille modeste de notre rédaction qui nous a empêché d’enquêter plus avant, mais certainement pas la volonté de taire."
"Il y a un véritable tabou dans la région"
"Il y a un véritable tabou dans la région autour du comté, la question de la pollution des rivières est en fait connue depuis longtemps", argue pourtant le journaliste Guillaume Clerc, joint par ASI. Il travaille pour Factuel, média d'enquête franc-comtois publiant régulièrement des articles sur la pollution liée au comté, mais il est aussi correspondant pour Reporterre, et l'auteur du seul article publié dans un média national avant la vidéo du Monde. C’était en 2014 dans Basta, avec un constat déjà accablant, et des promesses d’amélioration faites par la filière AOP comté. "Le comté, tout le monde en est fier, c’est pour ça que c’est une question sensible. D’autant plus qu’ils tablent sur leur image de qualité, alors la presse, comme l’Est Républicain ou d’autres, ne va pas chercher à casser cette image. C’est pour ça que la vidéo du Monde a beaucoup fait parler." Jusqu'en 2012, l'Est Républicain avait bien un spécialiste des questions agricoles qui en examinait aussi les conséquences environnementales, Daniel Bordür : il est parti lors du rachat du quotidien régional par le Crédit Mutuel, pour fonder Factuel. "Ils ne s'en emparent pas parce que c'est un sujet conflictuel, et ils n'ont pas envie d'être en conflit avec les paysans", analyse-t-il auprès d'ASI, à propos du fait que la pollution des rivières n'ait pas été érigée en priorité éditoriale ces dernières années.
Le collectif SOS Loue et rivières comtoises ne trouve d'interlocuteurs journalistes qu'à France 3, nous explique-t-on, tandis que la Confédération paysanne, qui regroupe pourtant plus de 20 % des producteurs de lait de l’AOP comté, en faveur de restrictions plus importantes pour les exploitations, constate auprès d’ASI qu’elle n’est presque jamais appelée par les journalistes à ce sujet. "Les médias ne sont pas foutus de faire des analyses techniques en profondeur", regrette le fondateur du collectif SOS Loue, Marc Goux. Le militant associatif rappelle en revanche les nombreux reportages et articles des médias nationaux portant soit sur le caractère artisanal du comté, soit sur l’exemplarité –réelle– du modèle socio-économique permettant aux agriculteurs de vendre leur lait à un tarif stable et élevé. Selon une recension d’ASI, la rédaction de TF1 diffuse quasiment un reportage par an sur le comté sans jamais évoquer les rivières de la région, ce que ne font pas davantage Libération, l'Obs, Marie-Claire, Franceinfo ou Capital. "Des journalistes veulent faire des sujets trop vite, et ne prennent pas le soin de faire un travail d’enquête, c’est vraiment typique", observe Goux.
Le beaufort, plus vertueux
Goux observe avec consternation que le comité des producteurs de comté met en avant, dans l’Est Républicain et dans Le Monde, une révision en cours de validation du cahier des charges actuel de production, jugée bien trop timide - par exemple en limitant la production à 8 500 litres de lait par an et par vache, là où l’AOP beaufort, "plus vertueuse", restreint à 5 000 litres. Goux regrette donc que la vidéo du Monde, par ailleurs détaillée quant à la pollution des rivières franc-comtoises, se conclue par la description de cette révision, en forme de conclusion trop optimiste pour l’amélioration des cours d'eau plutôt qu’avec ce qu’il estime être la réalité du terrain : "Il sera impossible de respecter l’environnement avec cette révision, qui est la confirmation des dérives du comté, déjà en déséquilibre total."
"Effectivement, je reste sur une note positive, non au sujet de l'état actuel, mais à propos du futur", reconnaît auprès d’ASI l’auteur de la vidéo, le journaliste Marc Bettinelli. "Cette conclusion est liée au format de 'journalisme de solutions' des vidéos de la série Plan B(une forme de journalisme axée sur des propositions positives, ndlr), ici sur la conciliation de l'économie locale et de l'environnement. Je n'avais pas les moyens d'aller plus loin que l'étude elle-même, qui indique la réversibilité de la situation. Ça aurait été un autre sujet à creuser." Sera-t-il creusé par les prochains médias nationaux se penchant sur la question ? Le collectif, déçu du manque de prise en compte de ses propositions dans le cadre des discussions avec la filière AOP comté, elle-même excellente communicante avec un budget publicitaire annuel de plusieurs millions d’euros, compte en effet faire passer son combat par le canal médiatique.
Sollicité par ASI, le rédacteur en chef de La Voix du Jura n'a pas répondu.