Dans l’audiovisuel, le journalisme gratuit est devenu la norme
Andreï Valentin Vaitovich - - Déontologie - 17 commentairesAndreï Valentin Vaitovich est réalisateur indépendant, spécialisé notamment sur la question ukrainienne. Intervenant régulier sur LCI entre 2021 et 2024, il dénonce dans cette tribune, qu'il nous a fait parvenir et que nous publions en accès libre, le recours massif par certaines chaînes télé de journalistes indépendants non rémunérés.
Il existe, dans l'audiovisuel français, une pratique si ancienne et si courante qu'elle a fini par devenir invisible : le recours massif à des journalistes indépendants… non rémunérés. On les appelle "invités", un mot commode qui permet de demander un travail sans jamais le reconnaître comme tel. Ce statut sert à éviter les contrats, les obligations, et surtout la rémunération.
Certaines chaînes paient leurs intervenants — rarement, de manière très inégale, et selon des critères que personne ne comprend vraiment. Le système est suffisamment opaque pour que même des responsables éditoriaux reconnaissent, en privé, qu'on ne sait jamais très bien qui est payé, qui ne l'est pas, ni selon quelle logique. Cette opacité n'a rien d'un accident : elle permet de maintenir l'illusion d'une pratique normale, alors qu'elle repose sur une zone grise organisée.
Depuis 2020, j'ai été l'un de ces intervenants réguliers que l'on sollicite pour décrypter l'actualité internationale. France Télévisions (France Info, France 2), France 24, Radio France (France Inter, France Culture, France Info), BFM TV, France 5, TF1, LCI : l'ensemble du paysage audiovisuel, public comme privé, a fait appel à moi. On me présentait comme journaliste spécialiste de l'Ukraine, du Bélarus, et plus largement de l'Europe de l'Est et des pays baltes. J'intervenais plusieurs fois par semaine selon l'actualité, souvent à la dernière minute, parfois au milieu d'un tournage.
J'ai longtemps accepté cette logique. Non parce qu'elle m'arrangeait, mais parce que je pensais sincèrement que participer au débat public avait un sens : apporter un éclairage que peu de médias avaient le temps ou les moyens de produire, rendre visibles des réalités peu couvertes, contribuer à une information un peu plus précise, un peu moins caricaturale. Pendant des années, j'ai cru que cette utilité suffisait à compenser l'absence de rémunération. Que la visibilité offerte pouvait tenir lieu de reconnaissance.
"A la rentrée, ça va changer"
C'est ainsi qu'entre 2021 et 2024, j'intervenais très régulièrement sur LCI. Trois ans d'analyses et de décryptages — pour zéro euro. Pas une rémunération. Pas un contrat. Pas même un cachet symbolique.
À la place, des promesses : "À la rentrée, ça va changer", "Vos interventions ont une valeur, mais le budget est serré", "Faites encore quelques passages, et peut-être qu'un contrat pourra suivre." Des promesses formulées en personne ou par SMS, et toujours en réponse à mes relances, à mes demandes répétées d'être rémunéré.
Des phrases qui, répétées suffisamment longtemps, finissent par remplacer la réalité : rien ne change, jamais. Le système repose sur une ambivalence entretenue avec soin.
Pour la préparation, la veille, la contextualisation, on vous considère comme un journaliste. Pour la rémunération, vous redevenez un "invité". On vous remercie, on vous offre un café, on vous rembourse un taxi — des gestes qui ressemblent davantage à des pourboires qu'à une reconnaissance professionnelle. Le travail, lui, n'est pas payé.
Ce que je demande n'a rien à voir avec l'idée de "payer un passage d'antenne". La question est toute autre : il s'agit de reconnaître le travail invisible qui précède toute intervention — la veille quotidienne, l'analyse, la préparation, la vérification des faits. C'est ce travail-là, le travail journalistique réel, celui sur lequel reposent les antennes, qui n'est jamais rémunéré.
Flexibilité
Cette flexibilité imposée est désormais intégrée au fonctionnement des chaînes. On vous appelle une heure avant l'antenne. On vous demande d'être disponible immédiatement. Et, inversement, on vous annule au dernier moment — y compris lorsque vous avez passé des heures à préparer un sujet — parce que "l'actualité a basculé".
Dans ce modèle, l'indépendant est utile tant qu'il remplit l'antenne, interchangeable dès que la priorité change.
Le paradoxe devient flagrant lorsqu'on tente d'obtenir une reconnaissance institutionnelle. En 2023, la CCIJP a refusé de renouveler ma carte de presse, estimant que mes interventions non-rémunérées ne pouvaient être comptabilisées. Il a fallu saisir la Commission supérieure pour qu'elle reconnaisse l'évidence : ces interventions relevaient bel et bien d'un travail journalistique.
Nous en sommes donc là : la profession reconnaît comme travail ce que les chaînes refusent de considérer comme tel.
La comparaison avec la presse écrite est éclairante. Dans un journal, chaque article est payé. Seules les tribunes ne le sont pas — et c'est précisément ce que vous lisez ici : une tribune écrite gratuitement, mais à mon initiative, au moment que je choisis, sans qu'elle serve à combler un vide de grille ou à faire tenir la publicité jusqu'au prochain journal.
Dans l'audiovisuel, c'est l'inverse : on vous sollicite pour produire du contenu éditorial gratuit afin d'alimenter un flux continu où chaque minute doit être remplie. Si j'assume d'écrire cette tribune sans rémunération, c'est parce qu'elle est un cri d'alarme — un choix.
Silence
Mais intervenir gratuitement à la télévision pour fournir un travail journalistique n'est pas un choix : c'est une condition imposée. Ce système perdure parce que beaucoup d'indépendants se taisent.
Mes consœurs et confrères me l'ont confié hors antenne : la peur d'être blacklisté, de ne plus être rappelé, de disparaître d'un écosystème où la visibilité conditionne une partie de nos opportunités professionnelles. La critique est un risque ; le silence, une protection fragile.
J'ai longtemps fait partie de ceux qui se taisaient. Jusqu'à ce que le décalage devienne trop grand entre ce que l'on attendait de moi — rigueur, expertise, disponibilité — et ce que l'on m'accordait — rien.
J'ai donc engagé une procédure prud'homale contre LCI/TF1. Non pour régler un compte personnel, mais pour poser une question que les chaînes évitent soigneusement : si ces interventions reposent sur du travail journalistique, pourquoi ne sont-elles pas rémunérées comme tel ?
Je ne suis pas un cas isolé. Je suis un symptôme. Cette situation n'est pas seulement une injustice individuelle ; elle est structurelle. Les chaînes économisent collectivement des millions d'euros en externalisant un travail qu'elles ne rémunèrent pas. Cette pratique fausse la concurrence entre journalistes salariés, pigistes, intermittents et experts invités : comment rivaliser lorsqu'une partie de l'information est produite gratuitement ? Le problème n'est pas mon cas — c'est l'équilibre même de l'écosystème médiatique.
Je continuerai mes films, mes enquêtes, mon travail documentaire. Mais je refuse de contribuer à une économie médiatique qui considère la parole de l'indépendant comme une ressource gratuite, renouvelable et interchangeable. Si je retire aujourd'hui ma casquette de journaliste, c'est pour rappeler qu'un métier exige des droits, un statut, une rémunération. Sans cela, il ne reste qu'une fiction de profession — une silhouette sur un plateau, utile uniquement pour faire tenir l'antenne.