Buisine : l'IGPN ne trouve pas de témoins ? Nous oui!
Loris Guémart - - Investigations - Coups de com' - 59 commentairesL'Inspection générale de la police nationale (IGPN) serait-elle le service d'enquête le moins compétent de France, ou ne cherche-t-elle pas vraiment à obtenir des témoignages qui pourraient incriminer les policiers ? Elle n'a en tout cas contacté aucun des journalistes témoins de l'agression de Rémy Buisine, lundi soir à Paris. Contrairement à moi.
Face à Anne-Sophie Lapix au 20 Heures de France 2, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, ce jeudi 26 novembre, joue la carte de la communication ... et multiplie les mensonges. À propos des péripéties politiques de l'article 24 de la loi "sécurité globale", il affirme que le premier ministre "a reçu des journalistes cet après-midi" : c'est faux, sauf à considérer que les syndicats patronaux de la presse ou l'association Reporters Sans Frontières représentent les journalistes - les syndicats et sociétés de journalistes ayant refusé de s'y rendre. Darmanin annonce également, à propos des violences policières observées lundi soir à Paris qu'il "rendra public le rapport de l'IGPN" dans les minutes qui suivent : faux là encore, seule une synthèse de deux pages est mise en ligne par le ministère de l'Intérieur. Enfin, le ministre affirme que le journaliste de Brut Rémy Buisine, brutalisé à plusieurs reprises par un même policier ce soir-là, "n'a pour l'instant pas souhaité répondre" aux questions de l'IGPN. Dans la synthèse rendue publique, la formulation est nettement différente, puisqu'il est indiqué que Buisine "n'a pas répondu aux sollicitations de l'IGPN", plutôt qu'exprimé un quelconque refus.
Dans les minutes qui suivent l'intervention de Darmanin, le principal intéressé réplique sans détour sur Twitter : "C'est bien évidemment faux, je reste à disposition des enquêteurs dans les plus brefs délais." Peu après minuit, le ministère de l'Intérieur lui répond par un tweet : "Dans son rapport (non rendu public contrairement à la synthèse, ndlr), l’IGPN qui souhaite recueillir le témoignage de Rémy Buisine, indique que ce dernier a été appelé à deux reprises mercredi, sans succès." De nouveau, le journaliste s'émeut. "Et c’est bien différent que de dire que je «n’ai pas souhaité répondre aux questions» comme l’affirme ce soir Gérald Darmanin sur France 2. Je suis à disposition dès demain, je me rendrai de ma propre initiative à l’IGPN pour enfin clore ce débat inutile."
Que rapporte la synthèse du rapport de l'IGPN, seul élément rendu public, en contradiction avec les promesses du ministre ? S'il est consacré à trois faits distincts, voici ce qui est exposé à propos de l'agression de Buisine : "Les constatations réalisées sur la vidéo, malgré l'impression donnée par les images, ne font état d'aucun coup porté par le policier avec les poings ou avec la matraque. Pour autant, l'examen de la scène présente un homme au sol et un policier penché sur lui. Le gardien de la paix nie tout acte de violence, ayant simplement cherché à se dégager d'une situation de corps à corps." L'IGPN se lamente ensuite de ses difficultés d'enquête, et de son impossibilité à trouver des témoins : "Le déroulé de l'action et sa chronologie tels qu'ils ressortent de ses (sic) auditions, ne sont ni corroborés ni infirmés par un témoin directement présent sur la scène ou par l'usager victime, qui n'a pas répondu aux sollicitations de l'IGPN. Il conviendra de rechercher ces témoignages pour compléter et déterminer s'il y a eu usage de la force, pour quelles raisons éventuelles et dans quelles conditions M. Rémy Buisine s'est retrouvé allongé au sol. Les images recueillies pour l'heure, ne le montrent pas." En conséquence, "des actes d'enquête restent à accomplir."
Vendredi matin, au lendemain de cet épisode d'intense communication ministérielle, mon média me charge de savoir ce qu'il s'est passé ce soir-là. Je me retrouve donc dans la même situation que les limiers de l'IGPN, policiers théoriquement rompus aux techniques d'enquête. Je commence par une recherche sur Twitter : un mot-clé, "Buisine", et une délimitation par date, le lundi 23 novembre. Une heure plus tard, je m'interroge sur le fait que l'IGPN semble avoir basé son rapport sur "la" vidéo, ayant recensé pour ma part pas moins de six vidéos portant soit sur la mise au sol du journaliste elle-même, soit sur ses suites immédiates. Toutes sont diffusées par des journalistes, sur des comptes Twitter nominatifs ou sur celui de leurs médias respectifs : l'agence Line Press, le site d'actualité locale ActuParis, la webtélé Le Média, l'espagnol La Sexta, ainsi que les médias d’État russes RT France etSputnik.
??Le journaliste @RemyBuisine a eté violenté par la policier a Paris. C’est le meme policier pour troisieme fois. //
— Leticia Fuentes (@leticiafuentesm) November 23, 2020
??El periodista @RemyBuisine ha sido agredido por tercera vez por el mismo policia, a pesar de identificarse previamente como pensa. pic.twitter.com/GzWMpSG16o
Ces vidéos complètent autant qu'elles infirment le résumé proposé dans la synthèse de l'IGPN. Il apparaît manifeste que la "situation de corps à corps" est directement provoquée par le policier évoqué dans le rapport, tandis que des témoins hurlent "Presse ! Presse !", puis qu'une femme s'interpose entre Buisine et le policier concerné, qui, matraque levée après avoir mis au sol le journaliste, s'interrompt alors rapidement. À ma recherche, vite fructueuse, s'ajoutent immédiatement deux autres vidéos rapportant le témoignage à posteriori, et constant, de Buisine. L'une sur place, par la webradio Là-bas si j'y suis, l'autre dans les bureaux de Brut directement par Buisine. "Je me fais molester", témoigne le journaliste dans sa rédaction, avant de commenter les images de sa consœur espagnole Leticia Fuentes. "On voit juste un policier qui me met au sol et qui va me piétiner au niveau des jambes alors que j'étais juste en train de faire mon travail à ce moment-là." Il ajoute que ce même policier s'en était déjà pris à lui à deux reprises auparavant ce soir-là, des actes également captés en vidéo et diffusés sur Twitter.
Malgré leur nombre et les différents angles de prise de vue, ces vidéos ne reflètent peut-être que très imparfaitement la situation. Comme l'IGPN, je me mets donc en quête de témoins, armé de Twitter et de mon téléphone portable. Comme l'administration, je suis en possession du numéro de Rémy Buisine, que j'appelle à plusieurs reprises, et à qui j'envoie des messages par texto ainsi que sur Twitter. Et comme l'IGPN, je fais chou blanc. Je me mets alors en quête de la petite dizaine de témoins directs de la scène ou de son contexte qui ne sont pas policiers – j'y reviendrai. Ils ont filmé les vidéos ci-dessus, ou se sont exprimés publiquement pour indiquer qu'ils pouvaient témoigner auprès de l'IGPN. Beaucoup sont joignables par la messagerie de leur compte Twitter, j'y dépose des demandes, sinon, je procède avec une sollicitation publique.
Je dispose du numéro de Nicolas Mayart, du Média, dont la vidéo de l'agression de Buisine fut la plus relayée ce soir-là. Je lui envoie le passage de la synthèse de l'IGPN : "Wow...", réagit-il spontanément. "Ce n'est pas Rémy qui s'est mis en corps-à-corps avec le policier !", pointe le journaliste en confirmant le témoignage de son confrère. Lui non plus n'a pas été contacté par l'IGPN, et se dit prêt à témoigner. Qui d'autre a été témoin de la scène ? Il me confirme l'identité des journalistes ayant diffusé des vidéos. D'autres m'appellent directement suite à mes messages, j'obtiens des numéros de téléphone en demandant à chacun s'il n'a pas les coordonnées d'autres témoins. Certains préfèrent ne pas être cités – mais témoigneraient volontiers auprès de l'IGPN.
Résultat : en quatre jours, l'IGPN n'est parvenue à obtenir aucun témoignage, là où en quatre heures, je récolte cinq témoignages de journalistes situés à moins de trois mètres de l'agression, que tous décrivent comme telle, et deux témoignages de journalistes situés à proximité immédiate ou en capacité d'apporter des éléments de contexte importants, telle que la brutalité manifeste autant qu'inhabituelle des policiers et gendarmes envers la totalité des journalistes présents ce soir-là. "J'ai 30 ans de presse dans les pattes, c'est la première fois que je vois, systématiquement, des policiers mettre des coups de matraque dans les caméras, en passant", s'inquiète ainsi le patron de l'agence Line Press, Laurent Bortolussi. En habitué, il reconnaît les agents en civil... et m'assure ainsi que la femme qui interrompt le policier s'en prenant à Buisine est une policière "qui fait la liaison entre la police, la presse et les manifestants" car appartenant à la Brigade d'information de voie publique (BIVP) : "Elle voit les caméras derrière lui et lui dit d'arrêter, car elle sait ce qu'il va se passer pour l'image de la police." L'IGPN aurait-elle été incapable de retrouver ce témoin crucial, pourtant issu des rangs policiers d'après Bortolussi ? Elle ne l'indique pas dans la synthèse rendue publique.
Autre constat : aucun des sept journalistes qui témoignent auprès de moi ce vendredi 27 novembre n'a été contacté par l'IGPN depuis le soir du 23 novembre, de quoi s'interroger sur la volonté d'enquêter de l'administration – deux d'entre eux ont été appelés après publication de cet article, le mardi 1er décembre, leurs noms et numéros ayant été transmis par Buisine, venu se faire auditionner par l'IGPN. Je repense alors au témoignage que vient de me donner Nicolas Mercier, journaliste de l'agence Hors Zone Press. Présent à quelques dizaines de mètres de Buisine ce soir-là, il est surtout l'auteur, en décembre 2018, de la vidéo du violent matraquage de Gilets jaunes par des CRS dans un Burger King, aboutissant à un rapport de l'IGPN d'une extrême pauvreté. Mercier me rappelle qu'à l'époque, il avait dû se rendre de lui-même à l'IGPN pour témoigner : "Je fais mon signalement auprès d'un capitaine, et je m'étonne auprès de lui de ne pas avoir été contacté en trois mois. Il m'a été répondu qu'ils se contentaient de ma vidéo. La vidéo, c'est une chose, mais j'étais aussi témoin oculaire !" D'autres situations, lors desquelles cette étrange cécité de l'IGPN a abouti à des enquêtes se terminant en eau de boudin, me reviennent : ce témoignage "passé sous silence" à propos de la mort de Steve Caniço, à Nantes, ou l'absence de zèle pour enquêter sur les violences contre une jeune femme à Marseille. L'IGPN saura-t-elle décrocher son téléphone et insister un peu cette fois-ci, maintenant que je leur ai mâché le travail ? Rien n'est moins sûr...
Sollicités par Arrêt sur images, ni le ministère de l'Intérieur, ni l'IGPN n'ont répondu.
Vous trouvez que chacun devrait avoir accès à ce contenu ? Nous aussi ! Pour nous aider à mettre un maximum de contenus en accès libre, pour nous permettre de maintenir des tarifs d'abonnement abordables, cette fin d'année est le bon moment pour nous soutenir par un don, défiscalisable à 66%.