Bolloré contre le journalisme : 11 ans de procédures bâillons

Paul Aveline - - 17 commentaires

... et 11 ans de défaites

Requin des affaires, Vincent Bolloré doit encore apprendre à nager en milieu judiciaire. Depuis plusieurs années, le magnat enchaîne les déconvenues, le plus souvent lorsqu'il tente de bâillonner les médias qui enquêtent sur lui : Mediapart, France Inter, France 2, Franceinfo, Bastamag... Dernier exemple en date : le 11 février 2021, la Cour d'appel de Versailles a cassé le jugement qui condamnait Mediapart pour diffamation pour un article de 2016. Retour sur ces nombreux fiascos.

On ne compte plus les défaites de Vincent Bolloré devant la justice. L'homme d'affaires, patron tout-puissant du groupe qui porte son nom et à la tête d'un empire médiatique naissant, ne porte pas la liberté de la presse dans son cœur. Depuis plus de dix ans, il enchaîne les procédures bâillon contre les journalistes qui osent enquêter sur ses activités en France et sur le continent africain. Retour sur une succession de défaites. 

Les derniers revers en date

En avril 2016, Fanny Pigeaud, journaliste pour Mediapart, publie une enquête sur deux entrepreneurs camerounais ruinés après qu'une société locale, la Socopao, n'a pas respecté ses engagements dans un contrat d'achat de plantes médicinales. Un litige dont le début remonte au début des années 1980, à l'époque où le groupe Bolloré n'était pas encore propriétaire de la Socopao, qu'il acquiert en 1986. Manque à gagner pour les deux hommes : environ 96.000 euros. La justice camerounaise s'en mêle, et condamne la Socopao à payer. Depuis, et après de nombreux rebondissements judiciaires, toutes leurs relances auprès du groupe devenu propriété de Bolloré sont restées lettre morte. Dans son article, Fanny Pigeaud écrit : "Les deux associés en sont arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient rien face à la puissance financière de Bolloré [...] mais aussi que le groupe français «fait peur» aux autorités judiciaires et politiques camerounaises."

Vincent Bolloré passe à l'attaque. Il porte plainte en diffamation contre Mediapart et sa journaliste, qui sont condamnés en première instance par le tribunal de grande instance de Nanterre le 8 janvier 2019. Les juges avaient estimés que sur les 11 passages visés par la plainte du milliardaire, 10 étaient diffamatoires. Une décision renversée le 11 février 2021 par la Cour d'appel de Versailles, comme l'a rapporté RFI. Cette fois, les juges ont estimé que l'enquête de Mediapart était "sérieuse" et "de bonne foi", en attendant un éventuel pourvoi en cassation de la part de Bolloré. Ironie de l'histoire, dès les premières lignes de son enquête, Fanny Pigeaud avait averti ses lecteurs : "Cet article pourrait amener son auteur et Mediapart devant un tribunal, le groupe Bolloré ayant pris l’habitude de poursuivre les médias qui soulèvent des questions potentiellement gênantes pour lui." Pari gagné. À noter que ce n'est pas la première fois que Fanny Pigeaud était visée par le magnat. En 2009, la légende d'une photo accompagnant une enquête de la journaliste, pour Libération cette fois, avait déclenché une plainte contre le quotidien. L'une des rares victoires de Bolloré devant la justice, qui avait obtenu la condamnation du journal pour cette seule légende : "Plantation de la société Socapalm (groupe Bolloré) au Cameroun en 2009. Cette activité entraîne expropriations et déforestation." Une défaite judiciaire que racontait Libération en 2018.

L'autre affaire récente qui embarrasse Vincent Bolloré ne concerne pas la presse. Depuis 2013, le groupe Bolloré était visé par une information judiciaire pour "corruption d'agent public étranger, abus de confiance et complicité d'abus de confiance". Au cœur de l'enquête se trouvaient les activités portuaires du groupe au Togo et en Guinée. La justice soupçonnait le groupe Bolloré d'avoir usé des activités de conseil politique de sa filiale Havas pour  obtenir la gestion des ports de Lomé (Togo), et de Conakry (Guinée), au profit d'une autre filiale, Bolloré Africa Logistics. Un élément qu'ont reconnu les trois principaux mis en cause, Vincent Bolloré, Gilles Alix, directeur général du groupe Bolloré et Jean-Philippe Dorente, directeur international de l’agence Havas, optant pour une procédure de "plaider-coupable", ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). En échange de cette reconnaissance de culpabilité, les juges avaient infligé au groupe une amende de 375 000 euros. Fin de l'affaire ? Non, car le 26 février dernier, la juge Isabelle Prévost-Desprez, chargée d'homologuer la procédure, a refusé de le faire estimant les peines infligées "inadaptées au regard de la gravité des faits reprochés"et jugeant par ailleurs "nécessaire" que les trois hommes soient jugés, décision qui revient désormais à un juge d'instruction. Le seul à éviter le procès pour le moment est le groupe Bolloré, qui s'est engagé à s'acquitter sous dix jours d'une amende de 12 millions d'euros, en échange de la fin des poursuites. 

Bolloré contre les médias de service public 

Vincent Bolloré n'est pas fan du service public, et le fait savoir. Depuis 2015, pas moins de cinq plaintes ont visé France 2, France Inter et Franceinfo. Le cas le plus emblématique est sans doute celui de France 2, coupable d'avoir diffusé un portrait du milliardaire, signé Tristan Waleckx, et intitulé Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? Primé par le prix Albert-Londres 2017, le documentaire revenait par le menu sur les activités de Vincent Bolloré au Cameroun, les entorses au droit du travail sur ses exploitations d'huile de palme, et notamment sur le fait que le groupe Bolloré employait des mineurs sur ses sites. À la clé pour France 2 : 5 procès, tous remportés. Successivement, ce sont les cours d'appel de Paris et Versailles, le TGI de Nanterre, puis la Cour de cassation qui ont renvoyé le milliardaire dans les cordes. France 2 est désormais dans l'attente d'une énième procédure au Cameroun, lancée par la Socapalm, dont le capital appartient à 40% à Bolloré, qui attaque le même documentaire en diffamation, une peine passible de prison ferme dans le pays.

L'autre bête noire de Vincent Bolloré s'appelle Benoît Collombat. Journaliste à France Inter depuis plus de 20 ans, Benoît Collombat diffuse sur l'antenne en 2009 Cameroun : l'empire noir de Vincent Bolloré. Comme France 2 après lui, Collombat révèle les conditions de travail des travailleurs de la Socapalm, témoignages inédits à l'appui. Bolloré réplique par une plainte en diffamation, et un procès qu'il gagne partiellement. La radio et le journalistes sont condamnés pour quatre passage du documentaire (comme Libé le résumait à l'époque ici), mais les juges notent que les descriptions faites des conditions de travail et de vie des ouvriers de la Socapalm sont crédibles, tant les témoignages recueillis sont "de nature à conférer un large crédit aux propos rapportés dans le reportage". Un an plus tard, Bolloré attaque de nouveau Benoît Collombat ainsi que David Servenay, alors journaliste à Rue89, pour un sujet diffusé sur France Inter, et révélant le résultat de l'enquête de quatre associations sur les pratiques de la Socapalm. Les plaintes seront finalement retirée par Vincent Bolloré, comme le racontait Acrimed. Dernier épisode en 2015 : Benoît Collombat est de nouveau attaqué en diffamation par Vincent Bolloré pour sa collaboration à l'ouvrage collectif d'Informer n’est pas un délit, sous la direction des journalistes Fabrice Arfi et Paul Moreira. Dans un chapitre du livre, Benoît Collombat revenait sur ses enquêtes sur le groupe Bolloré, et relatait ses démêlés judiciaire avec le milliardaire. Une procédure dont a été débouté Vincent Bolloré en première instance puis en appel, en juillet 2020, les juges le condamnant même pour "abus de constitution de partie civile".

Bolloré contre les ONG et les médias indépendants 

Outre le service public, Vincent Bolloré attaque aussi les médias indépendants qui enquêtent sur son empire. En 2012, Bastamag publie une enquête sur les activités du groupe Bolloré en Côte d'Ivoire, en Sierra Leone ou encore au Libéria, sous le titre "Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l’accaparement de terres". La réaction du Breton ne se fait pas attendre : il attaque en diffamation. Cinq ans plus tard, il est de nouveau débouté par la Cour de cassation qui a jugé que l'enquête de Bastamag s'appuyait sur "sur une base factuelle suffisante" sans dépasser "les limites admissibles de la liberté d’expression", comme nous le racontions alors. Plus étonnant dans cette procédure, Bastamag n'était pas le seul à se voir attaquer. D'autres ont en effet subi les foudres de Bolloré pour avoir partagé cet article : Rue89 et Pierre Haski, qui l'avaient relayé dans leur revue de presse, une journaliste indépendante qui avait publié le lien vers l'article de Bastamag sur sa page scoop.it (un outil de curation d'informations), ou encore un prof en retraite et un ébéniste qui s'en étaient faits le relai sur leurs blogs personnels. Tous relaxés. Une deuxième plainte, déposée par Bolloré contre Bastamag pour une seconde enquête sur le même sujet, a elle aussi donné lieu à une relaxe en première instance en 2018

En 2015, les ONG ReAct et Sherpa, ainsi que Mediapart, L'Obs et Le Pointrelaient un article de ReAct sur les activités camerounaises de Vincent Bolloré via la Socapalm et la Socfin, et les protestations qu'elles suscitent dans le pays. Un article dans lequel le groupe est accusé de participer à "l'accaparement des terres", un terme que réfute Vincent Bolloré, qui dépose plainte en diffamation contre les deux ONG et les trois médias. Une phrase est notamment visée : "6 000 personnes sont privées de leurs terres par les plantations Socfin au Cameroun, 2 000 au Liberia, 1 000 en Côte-d'Ivoire, 800 familles au Cambodge, 200 au Sierra Leone". C'est une citation attribuée à Emmanuel Elong, paysan camerounais, opposant de longue date du groupe Bolloré. La plainte se solde une nouvelle fois par une relaxe pour tous ceux qui étaient poursuivis pour avoir repris cette citation, et l'ONG Sherpa a annoncé en 2019 que le groupe Bolloré et la Socfin s'étaient définitivement désistés de leur appel

En 2017, deux journalistes, Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet, publient un livre-enquête sur l'homme d'affaires, Vincent tout puissant. Pour la première fois, Vincent Bolloré n'attaque pas le contenu du livre mais... les questions qui lui ont été adressées avant la parution de l'enquête, dans le but d'obtenir son point de vue, et de réaliser ainsi une enquête dans le respect du contradictoire. Pour l'homme d'affaires, ces questions relèvent du "dénigrement" et d'une entreprise de "grave déstabilisation". Le 6 mars 2019, Nicolas Vescovacci annonce sur son compte Twitter qu'encore une fois, le tribunal a donné tort au milliardaire et au groupe Vivendi qui portait l'action en justice. "Vivendi condamné pour «procédure abusive». [...] Le groupe me réclamait 750.000 euros pour avoir envoyé des questions à Vincent Bolloré" écrivait le journaliste. En attendant un énième appel ?


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