Au collège de Lola, "protéger les enfants des journalistes"

Loris Guémart - - Intox & infaux - Médias traditionnels - 27 commentaires

Les parents d'élèves témoignent et critiquent la frénésie médiatique

Des médias diffusent de fausses informations. D'autres harcèlent les élèves du collège à la sortie, jusqu'à l'indécence. Des mineurs sont filmés sans autorisation par BFMTV. L'AFP et "Le Parisien" annoncent une marche blanche ni organisée ni soutenue par les parents de la jeune Lola. Des enfants ne veulent plus aller en cours à cause des journalistes. Un communiqué déplorant l'attitude des médias… et qu'aucun ne relaie. Ces parents font le récit d'une semaine catastrophique pour les élèves du collège de Lola.

Lorsque la nouvelle de la mort de Lola leur parvient, ces parents d'élèves du collège de la jeune fille comprennent vite qu'il va falloir affronter une terrible semaine au collège de leurs enfants… dont ils imputent une grande part de responsabilité au comportement des médias, et à celui des journalistes sur place. Deux mères du collège Brassens, dans le 19e arrondissement de Paris, ont accepté de témoigner auprès d'Arrêt sur images. Elles le font anonymement, mais au nom de l'ensemble des quatorze représentant·es élu·es des parents d'élèves de l'établissement.

Arrêt sur images : - Que se passe-t-il lorsque vous apprenez le drame, samedi 15 octobre ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - On l'apprend à 10 h du matin. On a compris tout de suite qu'il fallait qu'on s'organise entre parents. C'était la panique. Comment dire ces horreurs à nos enfants ? Car tout de suite, des détails sordides sont sortis dans les médias. On s'est retrouvés face à une déferlante. Des enfants posent des questions sur un trafic d'organes, sur des actes satanistes. C'est ce qui était parfois diffusé. On se force à lire des choses horribles dans des médias que l'on ne suit jamais pour voir ce à quoi font face nos enfants. Les parents ne voulaient plus que leurs enfants sortent seuls, il y avait l'idée d'un monstre juste à côté. Dès dimanche, il y avait des journalistes concentrés devant la résidence de Lola, faisant des interviews d'élèves du collège qui venaient se recueillir en état de sidération. Face aux caméras, certains enfants ont eu des comportements apparaissant anormaux… mais normaux dans une telle situation. On a alors réalisé que de nombreux journalistes pouvaient être présents le lendemain au collège pour filmer les enfants.

ASI : - C'est pour ça que les parents d'élèves élus sont venus aux abords du collège lundi matin ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - Oui, pour protéger les enfants des journalistes, on est venus 30 minutes avant les premiers cours : il y avait déjà 15 journalistes présents face à la grille d'entrée. En entrant dans le collège, les enfants auraient été à deux mètres des caméras. Calmement mais fermement, on a expliqué aux journalistes que les enfants avaient entre 10 et 15 ans, qu'ils étaient très fragilisés. On leur a donc demandé de reculer. Ce qu'ils ont fait, se mettant à une dizaine de mètres mais en gênant un accès au collège. On a dû alors mettre un parent plus loin en amont pour guider les enfants presque tous venus accompagnés.

À un moment, on a entendu un homme crier sur les journalistes qui se mettaient aussi à hausser le ton. Il était à bout et demandait aux journalistes : "Comment pouvez-vous être ainsi à l'affût, ce sont des enfants." On s'est interposés avec la police municipale pour calmer les choses. Certains journalistes, également aussi très affectés, nous disent qu'ils en ont assez, que tout le monde leur en veut, qu'ils ne peuvent pas faire leur travail, que c'est un lieu public et que l'on n'a pas le droit de les empêcher de filmer. On se mettait en effet dans le champ des caméras, car on essayait de protéger les enfants pour qu'ils ne soient pas filmés sans l'autorisation de leurs parents. Cela irritait certains journalistes qui nous le reprochaient. Mais nous en avons vu certains chercher à filmer des enfants sous le choc. 

Ainsi lorsqu'une petite fille du collège, en état de sidération, est venue avec son papa déposer une fleur sur un banc près du collège, un journaliste s'est tout de suite approché. On a dû la faire entrer une heure avant le début de ses cours pour la protéger. Dès que quelqu'un posait une fleur, ils venaient filmer. On s'adresse alors au plus jeune des journalistes qui semble à bout. Il nous précise qu'il était au collège à Brassens, qu'il connaissait le frère de Lola. On comprend qu'il est bouleversé. 

ASI : - Que se passe-t-il lorsque vous parlementez avec le groupe de journalistes ce lundi matin ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - Il y a une accalmie quand les enfants sont tous entrés au collège, donc on décide d'échanger avec les journalistes. On leur a dit qu'on ne veut pas qu'ils soient juste à côté de l'entrée, ni qu'ils filment les enfants à travers les grilles dans la cour de récréation, comme on venait de voir faire certains. On leur précise qu'ils n'ont pas le droit d'interroger les enfants sans l'accord des deux parents. Ils nous répondent qu'ils le savent, qu'ils connaissent leur métier et respectent les règles. On leur montre qu'à plusieurs reprises déjà, ça n'a pas été le cas, notamment dimanche devant la résidence de Lola. On insiste sur le fait que par leur présence, ils associent un drame épouvantable avec le collège alors que ce lieu n'a aucun rapport avec le crime. On leur fait remarquer que c'est compliqué pour un enfant de 10 à 15 ans de comprendre alors la présence massive de journalistes. Pourquoi veulent-ils lier ce drame à l'ensemble d'un collège, d'un quartier ? Que viennent-ils chercher ici ? On a déjà des échos de parents qui sont sectorisés dans le collège, et nous ont indiqué ne plus vouloir y scolariser leurs enfants. 

On leur parle enfin et surtout du respect de la famille de Lola : au cœur de cette histoire, une famille a perdu un enfant, c'est une souffrance inouïe, et on a l'impression que cela, des journalistes l'ont oublié. Pendant qu'on parlait aux journalistes, l'équipe de BFMTV s'est écartée. Ils ont continué à filmer des enfants sans l'autorisation des parents. On voit clairement leurs visages au moment où le ministre de l'Éducation nationale arrive au collège par exemple (sollicité par ASI, le journaliste de BFMTV Boris Kharlamoff, présent devant le collège ce lundi-là, n'a pas répondu, ndlr).

ASI : - Le ministre de l'Éducation nationale et la maire de Paris viennent au collège ce lundi, puis arrive l'annonce d'une marche…

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - En fin de journée, la rumeur d'une marche s'amplifie. Beaucoup en parlent dans le quartier, elle serait prévue pour le mercredi à 15 h. Le maire nous demande si nous sommes au courant, alors qu'aucune demande d'autorisation n'avait été faite en mairie et en préfecture. On essaie de savoir qui en est l'initiateur. Dans la soirée, une mère d'élève nous informe que la famille n'est pas à l'origine de cette marche. Le mardi à 8 h, en arrivant devant l'école, on se rend compte que les médias ont changé. On voit deux jeunes gens de Boulevard Voltaire et du Média pour tous. Non loin, un journaliste du Figaro Magazine. Leur présence nous interpelle. On regarde sur internet, on constate que sur les réseaux d'extrême droite le mot "marche" a été remplacé par le mot "manifestation".

Au même moment le directeur de cabinet du maire nous informe que France 3 Paris Île-de-France, BFM Paris Île-de-France et le Parisien ont relayé la tenue de la marche (comme l'AFP, ndlr). Il nous demande si on a confirmation de la marche. On insiste : la famille n'est pas l'initiative et la marche n'est pas déclarée. La mairie demande au Parisien de publier un démenti. Mardi midi, on apprend que la famille de Lola ne s'associe pas à la marche. On constate lors d'une réunion au collège que de nombreux élèves du collège comptaient y aller. Le Parisien publie à 13 h 30 l'annulation de cette marche. On a demandé aux enseignants de relayer massivement cette information dans les classes le mercredi matin. 

On a retrouvé vers 17 h la voisine sous le choc qui avait lancé la marche. Elle pensait bien faire et était mortifiée de voir les proportions que cela avait pris. On ne comprend toujours pas comment ces médias ont pu relayer une telle information sans la vérifier, ni chercher à savoir si la famille s'y associait. Il a fallu que nous fassions nous-mêmes un travail d'enquête pour savoir d'où ça venait, alors que nous ne sommes pas journalistes, c'est d'une irresponsabilité totale et cela aurait pu être dramatique si nous ne nous étions pas mobilisés.

L'AFP à l'origine de l'annonce par "Le Parisien"

Joint par ASI, l'auteur de l'article du Parisienannonçant la tenue de la marche du 19 octobre, Paul Abran, explique que cette information était issue d'une dépêche AFP (dont le quotidien est client). Des parents lui avaient bien mentionné la marche lors de son reportage, mais n'obtenant pas confirmation, il ne l'avait pas ajoutée à son article à paraître… puis l'a intégrée en voyant la dépêche AFP. "Dans la foulée, la mairie du 19e voit que les médias en parlent et essaie de rectifier le tir. Comme on est responsable de la publication de cette information, il nous est apparu logique de publier un autre article pour dire qu'elle n'était ni enregistrée en mairie ni soutenue par la famille."Dans ce second article, le quotidien évoque une marche qui "avait été annoncée" sans préciser sa propre responsabilité, et met discrètement à jour l'article précédent. L'AFP, elle, se contente, dans une autre dépêche, d'indiquer que la marche avait été "annoncée par certaines sources" sans, là non plus, préciser son propre rôle. Sollicitées par ASI, ni l'AFP, ni BFM Paris Île-de-France qui avait également publié l'information dans un article ensuite retiré, n'ont répondu.

ASI : - Quelles sont les conséquences de cet emballement médiatique pour vos enfants ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - Le jeudi, on apprend que certains enfants vont encore plus mal suite à des entretiens donnés à des journalistes. Sont en cause des détails de leur relation avec Lola qui ont été jugés faux par d'autres enfants. Nous soulignons que les collégiens sont à un âge où les amitiés se construisent et où les liens sont fluctuants. Il est donc normal que les vérités des uns et des autres ne soient pas identiques. Mais dans ces circonstances traumatiques cela peut dérailler très vite lorsque "une vérité" est massivement relayée par les médias. Cela est allé jusqu'à du harcèlement sur les réseaux sociaux et certains enfants n'ont pas voulu revenir au collège, ils ne vont pas bien et on ne sait pas quand ils pourront revenir. Pour nous, les journalistes qui ont interrogé ces enfants sont responsables de cette situation. Des enfants ont été interrogés alors qu'ils se recueillaient, des journalistes ont essayé de leur faire lire les mots déposés par d'autres camarades. Soyons clairs : nous ne sommes pas pour interdire le travail des journalistes, mais chacun doit faire face à ses responsabilités. L'information est un bien commun précieux et nécessaire, ceux qui la produisent doivent le faire avec soin, dignité et professionnalisme.

Le jeudi, on comprend aussi que certains enfants ont encore peur de venir le matin au collège. D'une part parce qu'ils n'ont pas envie d'être filmés, et d'autre part car les rumeurs diffusées dès l'annonce du meurtre engendrent une psychose. Ici encore, il en est de la responsabilité des médias qui ont diffusé les premières rumeurs sans aucune vérification. Nous avons vu aussi que certains médias essayaient d'introduire un biais raciste dans leur traitement. C'était d'autant plus compliqué et douloureux étant donné la mixité du secteur.

ASI : - Pourquoi avez-vous décidé de diffuser un communiqué dénonçant le comportement des médias ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - Vendredi, nous sommes sollicités par France Inter dont une reporter était présente le lundi devant le collège et dont on reconnaît le professionnalisme. Elle nous dit vouloir recueillir la parole des parents et/ou enseignants qui participeront aux obsèques de Lola, et qui souhaitent lui rendre hommage dans la retenue et la dignité. Bien que nous lui fassions confiance, nous hésitons. Nous précisons qu'en tant que parents d'élèves nous souhaitons parler uniquement du dysfonctionnement médiatique et de la récupération politique, car nous sommes atterrés par la situation qui, outre la violence pour les enfants, est d'un irrespect inimaginable vis-à-vis de la famille. Encore une fois, c'est en pensant d'abord à ce que traverse la famille et à ce que nous pouvons faire pour être à ses côtés que nous réfléchissons à sa proposition. On en parle entre parents élus, et on décide de porter une parole collective par écrit, car nous sommes épuisés et nous ne sommes pas certains de contrôler notre émotion.

La réponse de la reporter nous a stupéfiés. Elle nous écrit qu'elle ne comprend pas notre revirement qui la met en porte-à-faux avec sa hiérarchie. Alors qu'il est question d'une famille qui encore une fois fait face à une souffrance innommable, elle nous parle de sa hiérarchie ? On réalise à ce moment-là que ce communiqué ne va pas être relayé par les médias alors qu'on l'avait envoyé à tous ceux qui étaient venus devant le collège. Après avoir constaté que beaucoup de parents étaient touchés par ce communiqué, nous avons décidé de le diffuser sur nos réseaux.

ASI : - Tous les journalistes présents cette semaine-là sont-ils concernés par vos critiques ?

Collectif des parents d'élèves du collège Brassens : - Non, bien sûr. Les journalistes de France 3 et France 2 étaient remarquables par exemple. Le photographe de Paris Match a été l'un des seuls journalistes à se présenter spontanément à nous. Il nous a expliqué ce qu'il comptait faire, indiqué qu'il ne prendrait pas les enfants en photo mais seulement les fleurs sur le banc devant le collège. C'était une des personnes les plus dignes qu'on a rencontrée cette semaine.

Nous n'avons rien contre la parole des enfants, certaines de leurs paroles étaient très dignes, justes et touchantes… mais on a aussi vu des interviews où le journaliste insiste alors qu'on voit que l'enfant ne va pas bien, comme si avoir des larmes à la caméra, c'était mieux. C'est de la dignité et de l'humanité que nos demandons. Le plus terrible au final, c'est que nous avons dû nous mobiliser pour gérer les conséquences de ce traitement médiatique au détriment de nos enfants et surtout de l'accompagnement de la famille de Lola.

"Les télévisions étaient déchaînées"

Joint par ASI, le photojournaliste et habitant du quartier Eric Hadj, venu devant le collège pour Paris Match, comprend les demandes de ces parents. "Ils m'ont dit de laisser tranquilles les enfants et de ne pas les photographier même de dos, ils avaient raison quelque part, car même de dos ou floutés, les autres enfants, leur famille, leurs amis vont les reconnaître." Il confirme aussi l'insistance de certains journalistes. "Les télévisions étaient déchaînées, analyse-t-il. Le truc des télés, c'est qu'il faut qu'ils remplissent leur case toutes les heures. Leur façon d'aller devant l'école, de faire des plans, d'interroger les parents qui vont tous dire la même chose, c'est juste remplir des images. Ils font la chasse à l'info, exploitant la moindre petite poussière exploitable… sauf qu'il n'y a pas d'information à part des parents et des enfants qui sont tristes."


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