Article 24 : RSF menace de poursuivre des journalistes
Paul Aveline - - 34 commentairesSur fond de conflit autour de la lutte contre la proposition de loi Sécurité globale, Reporters sans Frontières et plusieurs journalistes s'écharpent. Au point que RSF menace de saisir les tribunaux.
"RSF répondra par les moyens juridiques qui s’imposent !" La menace a le mérite d'être claire. Mercredi 25 novembre, le compte Twitter de Reporters Sans Frontières (RSF), a décidé de riposter à plusieurs journalistes qui critiquaient la position de l'ONG vis-à-vis de la PPL Sécurité globale, dont le fameux article 24. Des critiques émises en termes parfois vifs, comme ceux de Gaspard Glanz, journaliste pour Taranis News, qui accuse RSF de "négocier en rat avec [Jean] Castex, contre la Coordination des journalistes, pour apparaître en sauveurs !" Taha Bouhafs, quant à lui, avait notamment estimé que "RSF fait partie intégrante du pouvoir en place".
Ces tweets ont provoqué la colère de RSF qui n'a pas tardé à répondre en brandissant, donc, la menace d'une action en justice : "RSF répondra par les moyens juridiques qui s’imposent aux menaces, insultes et propos diffamatoires proférés par Gaspard Glanz et aux allégations mensongères et accusations aberrantes colportées par Taha Bouhafs."
À quoi font référence les accusations de Glanz et Bouhafs ? Le 23 novembre, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin recevait une délégation de la Coordination contre la PPL Sécurité globale, comprenant des organisations et syndicats de journalistes, profession vent debout contre la proposition de loi, et des organisations de défense des droits humains comme la LDH. La délégation était composée de journalistes (Taha Bouhafs et David Dufresne notamment, ce dernier représentant la Société des réalisateurs de films), de représentants du Syndicat national des journalistes (SNJ), de l'avocat Arié Alimi et de représentants des sociétés des journalistes du Figaro
et de France Télévisions notamment. Était également présent le père de Cédric Chouviat, mort lors d'un contrôle de police le 3 janvier 2020. Une réunion à laquelle n'était pas convié RSF, ONG dont Christophe Deloire, ex-journaliste au Point
, est secrétaire général depuis 2012. Pourtant, selon un participant à la réunion, Deloire s'est bien présenté Place Beauvau : "Nous étions devant les grilles du ministère pour entrer, quand on voit Christophe Deloire arriver. Nous avons dû lui expliquer que nous ne souhaitions pas participer à ce rendez-vous avec lui, et qu'il n'y aurait pas de réunion s'il était présent." Une version que confirme Deloire, qui assure toutefois n'avoir pas été prévenu qu'il n'était plus le bienvenu au rendez-vous avec le ministre, alors que RSF y avait été initialement convié : "J’y suis allé parce que je n’avais pas été décommandé. Et je suis tombé sur la délégation, qui m’a dit que je n’étais plus invité. J’ai décidé que les conditions n’étaient pas réunies, donc je suis parti de moi-même." La réunion a finalement tourné court puisque la délégation de la Coordination a décidé de quitter la table des négociations face au refus de Gérald Darmanin d'abandonner l'article 24 de la PPL.
Jeudi 26 novembre, une nouvelle réunion était par ailleurs prévue, cette fois avec le Premier ministre Jean Castex. Étaient invités RSF, des syndicats de journalistes membres de la Coordination et Jérôme Bouvier, directeur de l'association Journalisme & Citoyenneté. Aucune des sociétés de journalistes, qui ont massivement pris position contre la PPL, n'était conviée à ce rendez-vous. Plus d'une trentaine de SDJ ont d'ailleurs publié une lettre ouverte à Jean Castex demandant "le retrait de l’article 24, ainsi que des articles 21 et 22, du projet de loi « pour une sécurité globale », un texte dont la SDJ d'Arrêt sur Images est signataire. Finalement, la rencontre n'aura pas lieu pour tout le monde. Les syndicats de journalistes ont en effet décidé de se retirer pour protester contre l'interdiction de la manifestation prévue le 28 novembre à Paris et partout en France (manifestation maintenue malgré tout par ses organisateurs). Christophe Deloire nous a assuré qu'il continuait de "préparer le rendez-vous avec Jean Castex" auquel il s'est finalement rendu le 26 septembre. À la sortie de cette réunion, le secrétaire général de RSF a expliqué sur Twitter n'avoir "pas obtenu (pour l'instant) la suppression de l'article 24 de la PPL Sécurité globale", tout en obtenant la création "prochaine d'une commission indépendante pour statuer sur cet article."
Un conflit sourd et ancien
Pourquoi Deloire n'est-il pas le bienvenu dans une réunion entre représentants des journalistes et le ministre de l'Intérieur ? Il y a d'abord la position, jugée trop tiède, prise par RSF sur la PPL Sécurité globale, au début du mouvement de protestation. Dans un tweet du 3 novembre, l'ONG semblait laisser entendre que l'article 24 ne posait pas de problème tant qu'il n'interdisait pas purement et simplement la diffusion de l'image de policiers en service (l'article 24 pénalise cette diffusion si elle est faite avec "l'intention de porter atteinte à l'intégrité physique ou psychique" des policiers). Un message rapidement rattrapé le 4 novembre. Dans une série de tweets, et estimant avoir été "mal compris", RSF demandait cette fois "à ce qu'en aucun cas la PPL Sécurité globale n’empêche les médias et journalistes dans leur mission d'information, de diffuser des images de policiers."
Mais l'opposition n'est pas nouvelle entre RSF et une partie de la profession, comme le résume Gaspard Glanz : "Tout ça remonte à plusieurs années. Il y a un an par exemple, j'ai contacté RSF quand j’ai reçu une grenade de désencerclement dans les jambes, je n’ai jamais eu de réponse. Alors les voir se greffer à la coordination des journalistes, c'est pas possible." Le reproche court en effet depuis longtemps. RSF ne serait pas assez présent sur le terrain français pour défendre les journalistes de plus en plus souvent victimes de violences policières dans les manifestations qu'ils couvrent.
Une position que résume le documentariste et lanceur d'alerte David Dufresne : "Les reporters de terrain ont été ulcérés de ne pas voir RSF derrière eux pendant les manifestations contre la Loi travail ou plus récemment celles des Gilets jaunes." Taha Bouhafs, journaliste pour Là-bas si j'y suis, n'attend "rien" de RSF : "Au début, je pensais très naïvement que RSF défendait tous les journalistes. Quand il y avait des violences contre les journalistes, notamment pendant les manifestations des gilets jaunes, j’interpellais RSF. Une fois, deux fois, trois fois. Mais je n'ai jamais eu de réponse." Une position soutenue également par Mathieu Molard, rédacteur en chef de Streetpress, et qui a soutenu Glanz et Bouhafs dans une série de tweets.
"Quand ils se sont retrouvés face à certains problèmes dans le cadre du maintien de l’ordre, de nombreux journalistes indépendants se sont tournés vers RSF en expliquant qu’ils avaient besoin du soutien et du poids de RSF pour peser dans la balance. Je considère que RSF a très peu fait. Bien sûr, ils ressortent quelques communiqués, mais c'est peu", résume Molard. Une accusation que réfute aujourd'hui Deloire : "Chacun a la liberté de trouver qu’on en n'a pas fait assez. Faire plus de communiqués aurait-il été plus efficace ?" Pour autant, assure le secrétaire général de RSF, "on applique les mêmes principes dans l’ensemble du monde. Agir, ce n’est pas seulement hurler sur Twitter. Il faut aussi induire des rapports de force, mais ça suppose d’avoir des interlocuteurs." C'est également ce lien avec "des interlocuteurs" qui est aujourd'hui reproché à RSF, accusé d'être trop proche du pouvoir. Gaspard Glanz a notamment fait le reproche à Christophe Deloire d'avoir assisté à la cérémonie d'investiture d'Emmanuel Macron en mai 2017.
Les messages critiques sur RSF postés par Mathieu Molard ont valu à son patron, Johan Weisz-Myara, fondateur de Streetpress
, de recevoir un texto de Christophe Deloire. "Scandaleux" pour Molard qui y voit une pression sur des confrères. De son côté, Deloire, qui nous a transmis le message en question, estime n'avoir fait que signaler son mécontentement. Le texto était rédigé ainsi : "Bonjour Johan, ton rédacteur en chef est en train de simplement apporter toute sa part à un shitstorm (littéralement une "tempête de merde", ndlr) contre moi. J'ignore si c'est bien conforme à votre ligne éditoriale. Bien à toi." Parmi les messages postés par Mathieu Molard, un autre reproche était adressé à RSF, concernant cette fois ses financements qui émaneraient "à 50% de subventions publiques", empêchant RSF d'être libre de critiquer le gouvernement français.
Sur ce point, Christophe Deloire valide ces chiffres (qui viennent du site de RSF), mais les nuance : "Nous touchons 50% de subventions publiques, mais ces 50% de viennent pas seulement de la France qui ne représente que 15% de ces 50%" tempère le patron de RSF, citant notamment des financements venus des Pays-Bas, de Suède ou encore de l'ONU.
Après cette nouvelle passe d'armes, RSF va-t-il effectivement porter plainte contre Glanz et Bouhafs ? Christophe Deloire assure que pour l'instant, l'ONG "étudie les moyens de droit" à sa disposition. Les deux journalistes, eux, ne craignent pas de s'expliquer le cas échéant devant un tribunal. "Ils peuvent m’attaquer pour les injures. Quant à la diffamation, ce que je dis est vrai, et je le maintiendrai devant le juge s’il le faut" tranche Glanz. Bouhafs, lui, ne voit pas bien ce qui pourrait lui être reproché : "Je n'ai rien dit qui soit faux, et je n'ai insulté personne." RSF qui attaque des journalistes, un Rubicon franchi ? "Ce n’est pas un conflit entre RSF et des journalistes. J’ai tendance à penser que les accusations et les insultes portées contre RSF ne sont pas conformes aux méthodes du journalisme " juge Deloire, déniant ainsi implicitement la qualité de journalistes à ses contestataires.
En creux, ce sont sans doute deux visions du journalisme qui s'opposent, l'une reprochant à l'autre d'être trop militante, et de déroger aux canons du métier. Une sorte de choc des cultures, qui s'était notamment manifesté lors d'une rencontre en janvier 2020 entre Taha Bouhafs et Pauline Ades-Mevel, porte-parole de RSF. À cette occasion, il était demandé à Pauline Ades-Mevel pourquoi RSF n'avait jamais pris la défense de Bouhafs lors de ses multiples interpellations par la police. L'intéressée avait tenté de justifier ce silence en émettant des critiques notamment sur "l'attitude"
de Bouhafs sur le terrain : "
Je ne suis pas là pour juger qui est journaliste ou qui ne l’est pas.
(...) Vous avez peut-être eu une attitude à certains moments, sur le terrain… On n’a pas forcément la même vision de ce que c’est «rapporter l’information»." La porte-parole de RSF avait ensuite reconnu que son ONG pouvait sans doute "communiquer beaucoup mieux", et promis de rester en contact avec ses contestataires à l'avenir. Un rendez-vous visiblement manqué.