Après les critiques, opération transparence pour Occurrence

Paul Aveline - - Médias traditionnels - 20 commentaires

Jour de manifestation à Paris contre la réforme des retraites. Le 7 février, comme pour plus de 40 événements depuis 2017, le cabinet Occurrence réalisait, en compétition avec la préfecture et les syndicats, son propre décompte des manifestants. Un comptage réalisé sous l'œil de plusieurs médias, dont "Arrêt sur images".

Chambre 412, 4e étage de l'hôtel Paris Opéra, boulevard Montmartre, à Paris. Le lieu a été choisi parce qu'il est proche du point de départ de la manifestation – Google Maps annonce un kilomètre jusqu'à la place de l'Opéra – et qu'il offre sur le boulevard, où vont défiler tout l'après-midi les opposants à la réforme des retraites, une vue plongeante. La proximité avec le départ du cortège permet théoriquement d'éviter de "perdre" les manifestant·es qui quitteraient le défilé en cours de route, et qui ne seraient ainsi pas comptabilisé·es. Dans la petite chambre, plusieurs journalistes sont venus assister au comptage qui attire tant de critiques depuis qu'il existe, encore plus depuis la manifestation du 31 janvier. Des critiques que nous avions déjà racontées en 2020

Le jour de la première manifestation contre la réforme, la préfecture de police de Paris annonçait 87 000 manifestants, la CGT 500 000 et Occurrence 55 000 (en fait un peu plus, voir plus bas), soit près de dix fois moins que les syndicats. Écart plus significatif encore le 21 janvier lors de la marche organisée par LFI. Le parti revendiquait 150 000 manifestants. Occurrence en avait comptabilisé 14 000, un chiffre repris notamment par la Croix, partenaire du cabinet, qui avait titré sur un "succès mitigé" pour LFI. Accusé de jouer le jeu des macronistes, d'être trop proche des politiques, Occurrence avait donc besoin d'une opération transparence pour montrer en direct ses méthodes. Il y a là Actu.fr, le Point, le Huffington Post, et ASI donc. Pour Occurrence sont présents Jocelyn Munoz, qui dirige le programme de comptage, Assaël Adary, co-fondateur du cabinet, et une "data-analyst", une spécialiste des données. 

Un compteur doublé d'un oeil humain

Au balconnet de la chambre sont accrochés deux appareils. Le premier est une caméra qui filme tout bêtement le défilé. L'autre est beaucoup plus complexe, et au cœur de toutes les interrogations sur les méthodes d'Occurrence. Il s'agit d'un capteur orienté vers le bas, et qui comprend l'intégralité de la largeur du boulevard. A priori, pas moyen de lui échapper si vous défilez sous les fenêtres de l'hôtel. Ce capteur trace une ligne imaginaire dans la largeur de la voie, et comptabilise, en direct retransmis sur un écran, le nombre de personnes qui franchissent cette ligne. Des passages matérialisés par une flèche verte. Les flèches rouges représentent les passants qui franchiraient la ligne dans l'autre sens, contraire à la marche du cortège. 

En bas de l'écran, le décompte s'affiche en temps réel. Début du comptage à 14 h 12, heure à laquelle la tête de cortège se met en branle place de l'Opéra. Une autre équipe d'Occurrence est chargée de surveiller le parcours bis de la manifestation, ouvert en principe si le parcours principal risque l'engorgement. Des faiblesses de son système, Occurrence n'entend rien éluder. Ainsi Jocelyn Munoz explique que le système se trompe régulièrement, par exemple en comptant… les ombres des passants, nombreuses alors que le boulevard est baigné de soleil. Idem quand la masse est trop compacte : la machine peine à distinguer des silhouettes dans un groupe de manifestants resserrés. Pour pallier ce défaut, il faut donc recompter à l'œil nu. "Il faut compter environ sept heures de travail «manuel» pour deux heures de vidéo", le temps moyen que met le cortège entier à passer devant les caméras d'Occurrence. Et là encore, le résultat est imparfait, parce que construit statistiquement. 

De "peu dense" à "très dense"

Yeux rivés sur l'écran, les spécialistes d'Occurrence se relaient pour évaluer la densité du cortège qui défile sous les fenêtres. Leurs mesures vont de "peu dense" à "très dense", "en gros, c'est quand on ne voit plus le sol sous les manifestants", explique Assaël Adary. Pour ces moments de grande densité, on note l'heure. C'est ensuite que vient le travail de l'œil : chacun de ces moments est revisionné. On compte alors les manifestants à la main pour vérifier le travail de la machine. Ensuite, on mesure la différence entre le comptage mécanique et le comptage manuel, et un ratio lissé est appliqué à l'ensemble des images. 

Mais alors qu'Occurrence est régulièrement accusé de donner des chiffres trop bas, le cabinet assure au contraire que sa méthode tire plutôt à la hausse : "D'abord, il arrive qu'on compte les mêmes personnes plusieurs fois, quand le cortège piétine par exemple. Ces gens-là ne sont pas décomptés, c'est impossible, ils sont donc potentiellement comptés deux fois. Ensuite, sur les zones de forte densité, notre coefficient de correction donne toujours des chiffres plus haut que la machine", explique Adary. Une technique par ailleurs vivement critiquée par plusieurs spécialistes comme le physicien Bruno Andreotti qui étrille régulièrement les méthodes d'Occurrence, estimant que les corrections statistiques appliquées par Occurrence après visionnage à l'œil nu n'avaient "aucun sens"Des critiques que Jocelyn Munoz entend, mais balaie : "Évidemment que ce n'est pas parfait, mais à l'heure actuelle, nous sommes toujours persuadés que c'est la méthode qui donne les meilleurs résultats."

Comment expliquer que les chiffres d'Occurrence soient toujours plus proches de la préfecture que des syndicats ? "Le problème, c'est qu'on ne connaît pas les méthodes des autres, analyse Munoz. On avait proposé une commission paritaire pour trouver une méthode commune, personne ne nous a répondu." Si au premier abord, Occurrence se refuse à critiquer les méthodes d'en face, Adary finit par expliquer que selon lui, "le comptage manuel au sol est disqualifié" – la technique privilégiée par syndicats et préfecture avec les écarts de résultats que l'on connaît. Adary en veut pour preuve la marche organisée par LFI le 21 janvier, déjà évoquée plus haut. 14 000 marcheurs pour Occurrence, dix fois plus pour LFI. Qui a raison ?

Pour prouver la fiabilité de sa méthode, Adary diffuse aux journalistes présents une vidéo filmée par la chaîne YouTube TV Yé, qui s'est spécialisée dans les reportages en manif. La méthode est simple : une caméra est fixée à une immense perche qui surplombe de quelques mètres la foule (ici par exemple au départ de la manifestation du 7 février), et le vidéaste remonte le cortège en sens inverse le plus souvent. Grâce à la vidéo filmée par TV Yé le 21 janvier, et à un logiciel capable de compter les visages dans une foule, Occurrence a pu effectuer un second comptage non officiel des manifestants. Et les résultats sont sensiblement les mêmes : le logiciel de "reconnaissance faciale" (qui ne reconnaît pas à proprement parler les visages), appliqué à la vidéo de TV Yé, compte 12 000 manifestants. "Ce n'est pas corrigé ni lissé, mais ça montre bien que nos chiffres ne sont pas délirants", estime Adary.

Le partenariat avec les médias en danger ? 

Après la manifestation du 31 janvier et le chiffrage contesté d'Occurrence, Mediapart est le premier média à poser sur la table la pertinence d'un partenariat avec le cabinet. Le 4 février, Mediapartannonce l'ouverture d'un "moratoire" sur son partenariat avec Occurrence, signé en 2017. Un partenariat qui fonctionne "comme une co-propriété", dixit Munoz : "Chaque média met 2 000 euros au pot, quand la somme est dépensée, ils reversent 2 000 euros et ainsi de suite." La Croix, le Monde, Libé, le Parisien, les Échos ou encore l'AFP sont partenaire – c'est d'ailleurs le directeur juridique de l'agence qui a rédigé l'accord initial. Occurrence assure d'ailleurs que la question n'est pas financière, l'opération de comptage serait déficitaire pour l'entreprise (sauf en terme de visibilité…), qui estime à 30 000 euros seulement les revenus de cette activité sur les quatre millions de chiffre d'affaires enregistrés par Occurrence sur ses activités globales. "Il faut qu'on ait une discussion avec Mediapart, juge Adary, pour savoir ce qui pourrait les faire revenir. Mais s'il faut mettre un capteur à chaque croisement de rues, autant le dire tout de suite, ça ne sera pas possible." 

Reste donc le comptage manuel, qui montre, à chaque fois qu'Occurrence le pratique, une marge d'erreur de 8 % en moyenne de la machine. Le 31 janvier par exemple, le capteur avait comptabilisé 55 000 manifestants, un chiffre agrémenté des lissages décrits plus haut. Face à la polémique, Occurrence a tout recompté manuellement, arrivant à un chiffre compris entre 58 et 62 000 manifestants. "Franchement, je n'ai pas honte d'avoir annoncé 55 000", se félicite Adary. Mais pourquoi alors ne pas diffuser le chiffre, supposé plus précis, du comptage manuel ? "Vous savez à quelle heure boucle le Monde ?,plaisante le patron d'Occurrence. 18 h, c'est aussi simple que ça !" En clair, chaque média partenaire veut avoir son chiffre au plus vite, là ou un décompte manuel comme celui du 31 janvier prend plusieurs heures, et ne rendrait le chiffre d'Occurrence disponible que le lendemain de la manifestation. 

Et puis il y a les médias qui se trompent avec les chiffres: lors de la marche du 21 janvier, BFMTV écrivait qu'Occurrence annonçait "14 045" marcheurs, provoquant les moqueries sur la précision absurde, au manifestant près, du décompte. "En réalité, nous avions annoncé 14 000. Nous arrondissons toujours à la centaine supérieure en-dessous de 10 000 manifestants, au millier supérieur au-dessus de 10 000", explique Adary. Aux alentours de 16 h le 7 février, deux heures après le départ du cortège, le compteur d'Occurrence affiche 25 000 manifestants. À la même heure, la CGT annonce déjà 400 000 personnes dans la rue à Paris. Un chiffre qu'Occurrence ne rejoindra pas, s'approchant encore une fois des chiffres de la préfecture (57 000). Cette fois, le cabinet annonce 60 000 personnes. En attendant un nouveau décompte manuel ? 


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