Aphaty's
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesAyant décroché, ces derniers jours, un job d'été de punching ball quotidien
du blogueur Aphatie, j'avoue le lire plus assidument que d'habitude. Dans une de ses dernières notes, je suis ainsi tombé sur la phrase suivante: "une agence de notation, qui n’a que le tort de signaler la réalité, c’est pour cela qu’au pays des abstractions nous détestons les agences de notation". Cela fait partie de ces phrases qu'on pourrait lire sans les relever. On aurait tort. C'est ainsi, à coups de milliers de phrases invisibles, que Aphatie et ses semblables exposent la population à une irradiation quotidienne de pensée magique.
Je m'explique. "Une agence de notation, qui n’a que le tort de signaler la réalité": dans la mythologie aphatienne, l'agence de notation exprime donc la réalité, la rude réalité, et c'est un "tort", puisque cela heurte les beaux esprits cédant aux sirènes de l'abstraction. Personne n'a jamais révélé à Aphatie que les agences de notation, pour n'avoir pas prédit la crise des subprimes, sont aujourd'hui dans une surenchère acharnée à propos des dettes souveraines. Personne ne lui a expliqué le phénomène (atrocement abstrait, je le concède) des prophéties autoréalisatrices. Personne n'a jamais instillé dans cet esprit façonné par la rude réalité que les décisions de ces agences sont purement politiques, qu'elles dégraderont la France quand elles le décideront politiquement opportun ou possible (et ce n'est pas l'abstractionniste Mélenchon qui le reconnait, mais un solide amoureux des réalités, le téléconomiste Marc Touati, dans une de nos mémorables émissions, ici, acte 5). On ne lui a pas parlé des problèmes de conflit d"intérêts dans ces agences, payées par les institutions qu'elles sont chargées de noter. Personne ne lui a jamais expliqué tout cela, j'en suis certain, sans quoi un esprit aussi puissant que le sien intégrerait évidemment ces données dans sa "Weltanschauung" (notion abstraite).
Etrangement, l'impensé des journalistes du marché, semble être...le marché lui-même. Penser la concurrence des agences de notations, leurs biais, leurs prophéties auto-réalisatrices, les obligerait à se penser eux-mêmes comme les acteurs d'un marché exactement comparable. Concurrence, surenchère, convergence, caractérisent le marché des poly-éditorialistes irradiants du matin, de la même manière que celui des agences de notation. Chaque matin, pour quelques pourcentages d'audience, se joue entre RTL, Europe 1, RMC (mais aussi France Inter ou France Info, cela n'a pas grand chose à voir avec la structure de l'actionnariat), médias qui eux aussi, à leur manière "n'ont que le tort de signaler la réalité", une co-production concurrentielle qui rappelle étrangement celle de Moody's, Fitch et Standard and Poor's.
Que produit cette polyphonie ? Dans les deux cas, une sorte de pensée magique, dont donne un échantillon par exemple cette phrase de la même note d'Aphatie, à propos de DSK: "par son talent et sa créativité, son intelligence et le cumul de son expérience, le directeur général du FMI était l’un des rares hommes de la planète à pouvoir entretenir la confiance des créanciers dans la crédibilité de l’euro". "L'un des rares hommes de la planète": un homme providentiel, donc. Pour résoudre la crise de l'euro, la recette n'est pas un ministre des finances européen (solution des fédéralistes), ni un renversement radical du système, type protectionnisme (solution Todd-Montebourg). Ce qu'il faut, c'est un homme providentiel qui, "par son talent et sa créativité, entretiendra la confiance des créanciers". Un illusionniste, donc, un magicien, apte à faire oublier aux créanciers, pourtant attachés aux réalités, la réalité de la dette qui épouvante Aphaty's. Ils en sont là.