Afghans "migrants", Ukrainiens "réfugiés" : racisme médiatique ?
Maurice Midena - - Médias traditionnels - Déontologie - 92 commentairesLa guerre en Ukraine a poussé plus de 600 000 personnes à fuir leur pays. D'une voix quasiment unanime, les médias français qualifient les Ukrainiens de "réfugiés". Pourtant, lors de la guerre en Syrie en 2015, et du retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan à l'été 2021, les habitants fuyant ces conflits étaient plutôt qualifiés de "migrants". Ou quand des guerres révèlent un énorme biais médiatique.
Dans Mediapart, le 1er mars dernier, Ellen Salvi n'y va pas par quatre chemins. "Pour justifier leur soudain élan d'humanité, certains éditorialistes et responsables politiques n'ont rien trouvé de mieux que de distinguer les bons et les mauvais réfugiés. Ils convoquent leur «ressemblance» avec les Ukrainiens, mais n'expriment rien d'autre que leur racisme", écrit la journaliste du média d'investigation. Salvi fait ici écho aux sorties récentes de politiques et d'éditorialistes sur les plateaux de radio et de chaines d'info en continu, assurant qu'il était nécessaire d'accueillir les plus de 600 000 "réfugiés" ukrainiens fuyant l'invasion russe.
Au premier rang figurent les journalistes de BFMTV – notamment épinglés par le compte Twitter Caisse de grève. On a ainsi vu Christophe Barbier asséner sur son antenne que concernant l'accueil des Ukrainiens, "il y a un geste humanitaire immédiat, évident […] parce que ce sont des Européens de culture […] on est avec une population qui est très proche, très voisine". Ou un autre de ses éditorialistes, Ulysse Gosset, déclarer : "On est au 21e siècle, on est dans une ville européenne, on a des tirs de missiles de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan." De son côté, Philippe Corbé, chef du service politique de la chaîne, a aussi provoqué un tollé avec sa sortie : "C'est pas des départs en vacances. Ce sont des gens qui fuient la guerre. […] On parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien […] on parle d'Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie, quoi." Aux Grandes Gueules sur RMC, on a aussi vu le présentateur, Olivier Truchot, déclarer :"Les Français se disent : «l'Ukrainien, il me ressemble. Il a la même voiture que moi, c'est à trois heures de Paris, je pourrais être à sa place.» […] Il y a une identification, une proximité que peut-être le Français a moins avec l'Afghan. […] C'est pas du racisme, c'est la loi de la proximité."
Une polémique française… et internationale
Les journalistes français sont loin d'être les seuls à avoir davantage légitimé l'accueil des migrants ukrainiens que de ceux venant d'autres pays non occidentaux, en particulier aux premiers jours de la guerre. Dans le Telegraph, Daniel Hannan, ancien élu et chroniqueur, souligne ainsi : les Ukrainiens "nous ressemblent tellement. C'est ce qui rend la situation si choquante. […] La guerre ne concerne plus seulement des populations appauvries et lointaines. Elle peut arriver à n'importe qui". Charlie D'Agata, envoyé spécial à Kiev pour CBS, y est aussi allé de sa bourde : "Ce n'est pas l'Irak ou l'Afghanistan… C'est une ville relativement civilisée, relativement européenne." Ou encore ce présentateur de la version anglaise Al-Jazeera qui explique en direct, en commentant des images d'Ukrainiens fuyant leur pays : "Ce qui est éloquent, c'est de les regarder, de voir la façon dont ils sont habillés. Ce sont des gens à l'aise financièrement, de la classe moyenne. Ce ne sont, de toute évidence, pas des réfugiés qui essaient de fuir le Moyen-Orient, ou l'Afrique du Nord. Ils ressemblent à n'importe quelle famille européenne, qui pourrait être votre voisin."
Afghans, Syriens, mais aussi Irakiens : nombre de populations d'Afrique et du Moyen-Orient ont servi de comparaison sur les plateaux des chaînes françaises et anglophones. Des comparaisons qui ont aussi beaucoup choqué… les intéressés. Lucile Wassermann, correspondante en Irak pour RFI et France 24 est ainsi allée à la rencontre d'Irakiens. Wassermann pointe du doigt des "comparaisons péjoratives". Celles-ci "normalisent finalement tous les conflits qui ont eu lieu au Moyen-Orient, comme si c'était logique qu'ils aient eu lieu ici et non ailleurs. Mais dans le traitement de la guerre en Ukraine, il y a eu des commentaires racistes qui ont particulièrement choqué les habitants ici".
Wassermann et Salvi ne sont pas les seules journalistes à avoir dénoncé ces parallèles : l'association des journalistes de presse étrangère en Afrique s'est dite, dans un communiqué publié le 1er mars, "inquiétée par les opinions malencontreuses que nos collègues occidentaux continuent d'exprimer publiquement sur la distinction qu'ils voient entre la guerre et la souffrance en Ukraine et celles qui ont eu lieu dans les pays pauvres". Le service de communication de la chaîne qatarie Al-Jazeera, très regardée au Proche et au Moyen-Orient, s'est de son côté publiquement excusé pour les propos "irresponsables" du journaliste de sa version anglaise.
En France, Christophe Barbier, vivement critiqué par l'eurodéputée EELV Karima Delli l'accusant de hiérarchiser les réfugiés et donc de "copier Zemmour", a choisi de renvoyer la balle à la "gauche «wokiste»" pour balayer sa critique : "Je n'ai jamais dit qu'il ne fallait pas accueillir les autres réfugiés, mais qu'accueillir des Ukrainiens était évident et sans difficulté." Contacté, il n'a pas répondu à ASI – Olivier Truchot non plus. De son côté, Philippe Corbé est davantage désolé par la tournure prise par son intervention, explique-t-il à ASI. Pour le chef du service politique de BFMTV, il n'était pas question de justifier qu'il valait mieux accueillir des Ukrainiens que d'autres : "Je m'interrogeais sur les raisons pour lesquelles l'accueil de réfugiés ukrainiens suscite dans l'opinion publique et la classe politique moins de réticences que celui de réfugiés syriens. Mon propos, maladroit dans la forme mais sorti de son contexte sur les réseaux sociaux, a laissé penser à tort que je défendais une position inverse de celle que je voulais souligner, et que j'avais souligné à d'autres moments à l'antenne, et je le regrette."
"Le discours politique influence le discours médiatique"
Si les journalistes à l'antenne des télévisions ont été nombreux à s'enfoncer dans des comparaisons au pire racistes, au mieux très maladroites, la titraille des articles de presse écrite n'est pas en reste. Dans leurs titres, les médias hexagonaux utilisaient davantage le mot "migrants" pour parler des personnes déplacées lors des crises syrienne et afghane, là où ils semblent plébisciter le terme "réfugiés" pour désigner les Ukrainiens qui fuient les bombes russes, a relevé sur Twitter le sociologue Jérémie Moualek (qui a précisé à ASI que le sujet ne relevait toutefois pas de son champ d'expertise). Entre autres exemples : le 24 février 2022, la chaîne Franceinfo évoque dans le cadre de la guerre en Ukraine, "l'accueil des réfugiés", alors qu'elle annonçait en septembre 2021 la "possible arrivée de migrants d'Afghanistan en Grèce" – sollicitée, la chaîne n'a pas répondu à ASI. Autre cas, celui de 20 Minutes : le 27 février 2022, "les premiers réfugiés ukrainiens arrivent en Allemagne" ; tandis qu' en novembre 2021, "les migrants Afghans occupent la gare de Briançon".
Chez 20 Minutes justement, l'usage différencié entre "migrants" et "réfugiés" a interpellé le journaliste Jean-Loup Delmas. Ce dernier fait ainsi remarquer dans un article que "par rapport aux précédentes populations déplacées à cause de conflits, un changement de sémantique s'opère de la part de l'Europe envers les réfugiés ukrainiens". S'il fait remarquer à ASI que son journal n'utilise, dans sa titraille, quasiment que le terme "réfugiés" concernant l'Ukraine, il assure qu'il n'y a pas eu "une différenciation avant, sur les conflits en Syrie ou en Irak, où on alternait entre les termes «réfugiés» et «migrants»". Selon lui, cette alternance serait inhérente à l'écriture journalistique : il s'agit d'éviter de redire plusieurs fois le même terme. Si le terme "réfugié" s'est imposé dans les médias, poursuit le journaliste, ce serait également parce qu'il est majoritaire dans le "débat public" pour désigner les Ukrainiens fuyant la guerre.
Dans son adresse aux Français du 2 mars, le président de la République a ainsi évoqué le sort des "réfugiés ukrainiens" alors que lors du retour des Talibans, Emmanuel Macron voulait que l'Europe se protège des "flux migratoires irréguliers importants", qui allaient survenir depuis l'Afghanistan. "Il y a une traduction dans nos articles du vocabulaire du débat public, confirme auprès d'ASI Gurvan Kristanadjaja, journaliste chargé des questions de migration à Libération. Enfin, au moins dans l'immédiat. Pour le moment, on n'a pas le recul encore [pour savoir quel terme utiliser]." Ce qui pourrait changer dans les jours et semaines à venir. "On se posera, on aura le débat, poursuit Kristanadjaja. Pour le moment, on a aussi des réflexes qui s'inspirent de ce qu'on voit chez nos confrères et nos consœurs."
Une analyse que confirme la chercheuse en sociologie Andressa Bittencourt, auteure d'un travail universitaire sur le traitement médiatique des migrations : "Les médias sont coacteurs de nos perceptions. Et dans le même temps, le discours politique influence le discours médiatique. Et on voit que le public et les politiques sont beaucoup plus mobilisés maintenant qu'il y a six mois avec la question des Afghans, ou en 2015-2016 avec la Syrie. On n'a pas eu la même mobilisation politique, et ça s'est vu du côté médiatique."
"Quand on dit «migrant», on pense tout de suite à Calais"
Ce qui n'empêche pas de s'étonner de l'utilisation systématique du mot "réfugié", ce que fait Kristanadjaja. "C'est un statut spécifique, qui répond à une définition précise, encadré par la convention de Genève de 1951. Pour les Ukrainiens, on part du postulat qu'ils le sont, parce qu'on voit bien qu'ils fuient la guerre et qu'ils sont proches de chez nous." Les journalistes hexagonaux pèchent par "eurocentrisme", estime ainsi auprès d'ASI le sociologue Jérémie Moualek en référence aux sorties récentes des éditorialistes français. "Ce discours ne repose que sur une seule hypothèse : une homologie entre eux et nous. Cette homologie est surtout basée sur le fait qu'ils sont proches de nous et qu'ils sont blancs." Si Bittencourt ne condamne pas ce sentiment de proximité, elle y ajoute un sérieux bémol : "Je pense que c'est normal qu'on soit d'une certaine façon plus touchés par le cas ukrainien, parce qu'on s'imagine tout de suite que ça pourrait être nous. Ce qui n'est pas normal, c'est qu'on fait une ségrégation entre légitimer certains cas de migration et pas d'autres" qui sont pourtant tout à fait comparables.
Une sortie en particulier a choqué certains des interlocuteurs d'ASI : le président de la commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges a affirmé sur Europe 1 qu'avec la guerre en Ukraine, "on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit", le 25 février dernier. "C'est très mal connaitre l'histoire de l'immigration. Chez les Libanais, les Syriens, il y a des médecins, des ingénieurs, s'indigne Kristanadjaja. Mais s'ils transitent avec des passeurs, c'est forcément des SDF… Si vous allez à Calais, il y a tout un tas de gens qui ont fait des thèses, et qui vivent dans des conditions délétères. Mais c'est parce qu'on les accueille dans de telles conditions !" De fait, si le mot "migrant" a supplanté, y compris chez ASI, le terme de "sans-papiers", très utilisé dans les décennies 1990 et 2000, pour désigner les populations en provenance d'Afrique et du Moyen-Orient, ce serait donc bien par biais… ou par objectif politique : "Quand vous entendez le mot «migrant», vous pensez tout de suite à Calais, vous voyez en général un homme noir qui arrive depuis l'Afrique en bateau, relève Bittencourt. Le terme a une connotation négative. Il est aussi souvent associé à la criminalité."
Le journaliste de Libération, Gurvan Kristanadjaja, se fait encore plus clair : "Il y a une dimension raciste dans ce terme." Que dire alors ? Kristanadjaja préfère le terme "d'exilés", qu'il juge plus neutre – la presse d'extrême droite, elle, favorise "clandestins" à "migrants". La sociologue Andressa Bittencourt insiste plutôt sur la nécessaire personnification : "Peu importe le terme utilisé, le plus important, c'est qu'on puisse toujours voir l'être humain derrière. Car dans les textes, ces gens vont perdre leur qualité d'humains." Cette "perte d'humanité" des populations non-occidentales ne se voit d'ailleurs pas que sur les plateaux ou dans les titres de presse… mais aussi de manière très concrète à la frontière ukrainienne. Alors que les populations blanches parviennent à passer la frontière, de nombreux témoignages et vidéos montrent que les personnes racisées fuyant la même guerre sont, elles, ralenties ou refoulées. Un "racisme aux frontières", note la BBC aux côtés d'autres médias (et par l'Union africaine), mais qui ne donne pas vraiment lieu à la même émotion médiatique qu'envers les exilés blancs. Prolongeant ainsi le deux poids deux mesures observé dans les médias.