Abdallah de Jordanie, le pape, et quelques malentendus
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesL'autre jour, un confrère m'interpelle sur Twitter.
Il me reproche d'avoir qualifié la tuerie du 7 janvier "d'incident regrettable". Il trouve même, en 140 signes, des formulations offusquées, sur le thème "pour Monsieur Schneidermann, l'attentat de Charlie Hebdo ne serait qu'un incident regrettable". Un ou deux autres malins commencent déjà à reprendre. Ca part vite, sur Twitter, ces trucs-là. Heureusement, rapides comme la foudre, on lui envoie le lien vers la définition du concept d'ironie. Du coup, mort de honte, le gars. Fin de l'épisode.
Hier matin, dans le forum, un de nos abonnés : comment donc ? Qu'apprends-je ? Vous êtes ami avec Patrick Cohen ? Vous dites "mon ami Patrick Cohen" ? Une autre forumeuse doit se dévouer pour lui expliquer que depuis la manif du 11, je suis ami avec tout le monde, tous les participants à la marche, sauf François Fillon, avec qui je suis seulement pote. Fin de l'épisode.
Je vous raconte ça, parce que ça pourrait bien nous aider à comprendre pourquoi toute une flopée de hautes autorités musulmanes et talibanes, dans une flopée de pays, n'aiment pas la couverture du dernier Charlie. Y compris, par exemple, mon nouveau copain le roi Abdallah de Jordanie, qui défilait avec moi dimanche dernier, et aujourd'hui juge le comportement de Charlie "condamnable, irresponsable, et inconscient". Si si, le même. Solidaire le dimanche, il dézingue le jeudi. Eh, Majesté, tu sais pourquoi t'étais là, dimanche ? On te les avait montrés, les dessins des irresponsables ? (Je me permets de te tutoyer, on a arpenté le boulevard Voltaire ensemble).
Pas seulement des autorités musulmanes, d'ailleurs. On me rapporte qu'un ecclésiastique argentin du nom de Jorge Mario Bergoglio (profession, pape François) , a estimé (je cite) : "Si un grand ami dit du mal de ta mère, il doit s'attendre à recevoir un coup de poing".
Et donc, quel rapport avec les deux incidents ? Le malentendu, pardi. Communiquer, c'est créer du malentendu. Discuter en tête à tête, avec quelqu'un que vous connaissez bien, c'est déjà créer du malentendu. Même un confrère de même nationalité et de même culture sur Twitter, même un abonné au site, peuvent s'y laisser prendre. Alors, s'adresser à des dizaines, des centaines de milliers de personnes, dont certains ne vous connaissent pas, n'ont jamais entendu parler de vous, tombent sur votre message par hasard, vous imaginez le risque.
Et je ne parle là que de communication verbale, avec ces outils relativement précis, que sont les mots. Alors les dessins ! Cette couverture, par exemple. Regardez la attentivement :
La flopée d'autorités religieuses qui la condamnent s'imaginent que c'est Mahomet. Parce qu'elles ont décidé que c'était Mahomet. Parce que tout le monde a décidé que c'était Mahomet. Mais vous savez quoi ? Après enquête approfondie de sa cellule investigation, @si est en mesure de vous révéler que Mahomet, le vrai, n'a jamais porté de pancarte indiquant "Je suis Charlie". Des cartes routières, oui, lors de la fuite à Medine. Des bulletins de loto, selon certains témoins. Le New York Times une fois ou deux, pour connaître le point de vue de l'adversaire. Mais la pancarte, jamais. On est formels, et on attend le démenti (eh, mon copain de Twitter, ce qui précède est de l'humour, n'est-ce pas ?)
Alors ? Cet objet, qui remet une thune dans le bastringue, c'est un bonhomme avec des yeux qui louchent, sorti de l'imagination et de la douleur de Luz. Personne, sur la couverture, ne nous dit qu'il s'agit de Mahomet. D'ailleurs qui pardonne qui ? Luz lui-même, interrogé, a répondu qu'il n'en savait rien, que c'était venu comme ça, qu'il avait cédé à la beauté de la phrase, à son potentiel de résilience. Au total, un joli foutoir sémiologique, auquel chacun accordera le sens qu'il veut, du plus subtil au plus débile (les medias se faisant une joie, d'ailleurs, de tamtamiser les réactions les plus débiles). On n'a pas fini de rire.