Club indé #3 : "Je ne suis pas un témoin neutre du monde"

La rédaction - - Nouveaux medias - Investigations - 14 commentaires


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Dernier Club indé de la saison, notre club de la presse indépendante ! On se demande comment aborder le dérèglement climatique, les atteintes à l'environnement, la pandémie dans les médias, bref comment raconter les mauvaises nouvelles… en toute indépendance. Tentatives de réponses avec Mathieu Molard, rédacteur en chef de StreetPress, Mathilde Fontez, rédactrice en chef d'Epsiloon, et Sylvain Ernault de Splann.

Et on commence ce troisième numéro avec une présentation des médias représentés par nos invités. Autour de la table, Mathilde Fontez, d'Epsiloon, média né avec des anciens de Science & Vie, mensuel racheté par le groupe Reworld, qui a transformé ce titre iconique en usine à contenus non journalistiques, alors que le titre était tout à fait rentable. 

"La science ne doit pas rester dans le coin d’un kiosque"

Mathilde Fontez raconte sa rencontre avec l'éditeur Emmanuel Mounier, patron d'Epsiloon, "un passionné de Sciences & Vie", qui "voulait depuis longtemps créer un magazine" scientifique inspiré de l'illustre mensuel. La campagne de pré-abonnements sur Ulule en mai a été un franc succès : "Notre histoire a beaucoup touché, c'est une cause que les gens ont cherché à s'approprier", relève Fontez, qui souligne aussi l'importance prise par le journalisme scientifique du fait de la pandémie. Le modèle économique de ce nouveau magazine est simple : vente en kiosque, abonnements, et de la publicité qui ne doit pas dépasser 7% du chiffre d'affaires. "Si on ne trouve pas notre lectorat, ça ne marchera pas", assure Fontez. Molard de StreetPress interroge Fontez : a-t-elle déjà reçu des pressions d'annonceurs quand elle était à Science & Vie ? Elle répond que pendant des années elle a eu "une indépendance totale" : " Nous, on n'est pas dépendant d’une info qui nous serait donnée en échange de quelque chose. Les chercheurs, eux, en subissent des pressions. C’est ce qu’on montre à travers nos enquêtes."

En se penchant sur les CV des journalistes d'Epsiloon, tous diplômés en sciences, notre présentatrice, Emmanuelle Walter, se demande si c'est une obligation pour être journaliste scientifique. Non, répond Fontez. "Je pense que le journalisme est un artisanat, et tout s’apprend". En revanche elle concède "qu'il y a une inhibition à la science en France, et nos formations nous permettent de nous désinhiber". "La science ne doit pas rester dans le coin d’un kiosque. C’est ce qu’on veut faire avec Epsiloon, alors que Science & vie donnait l’impression d’être davantage réservé à un club."

Sylvain Ernault, est co-fondateur de Splann, média breton né sous les bons auspices de Disclose, une ONG qui finance des enquêtes au long cours. Splann s'intéresse notamment aux enjeux liés à l'industrie agroalimentaire, "afin de donner une information qui soit gratuite, qui touche à la Bretagne, et même à des enjeux bretons à l’étranger". Le média est financé par du financement participatif et des dons de fondations "qui ne pourront pas être des fondations d'entreprise"assure Ernault. Et chaque fondation ne pourra pas financer l'ONG à plus de 10%, pour assurer une indépendance financière et donc éditoriale.


Journalisme d'intervention, journalisme à impact

Splann se définit comme un média "d'intervention sociale", StreetPress parle de "journalisme à impact""Nous, on veut dire par là qu’on fait du journalisme, avec de la rigueur, la véracité des faits, et on revendique de créer un impact, car on assume de vouloir changer les choses. […] J’ai des valeurs, et on les sent dans mes articles", explique Molard. Je ne suis pas un témoin neutre du monde, je fais du journalisme pour contribuer modestement à changer le monde. En considérant que nos lecteurs sont aussi des citoyens", qui veulent eux aussi avoir un impact sur le monde en lisant StreePress. Fontez défend une autre approche : "Nous, on a une vocation différente : […] Qu’on puisse, au travers d’un magazine qui va raconter des histoires, apporter une culture scientifique. Mais jamais Epsiloon ne donnera un avis sur le nucléaire, ou ne tapera sur les climatosceptiques." Le seul aiguillon de ce nouveau mensuel est "la rationalité scientifique", pour Fontez. 

Dans cette émission, StreetPress et ses dix ans d'existence fait office de grand ancien. L'objectif de ce média, explique Molard, "est de prendre l’information au niveau du sol, de privilégier le terrain, le témoignage de gens qui vivent les choses en vrai". StreetPress ne traite pas seulement de la banlieue, mais aussi des violences d'État "au sens global". StreetPress a un studio qui réalise des contenus vidéos pour des clients et qui finance à 50% le média : de quoi craindre pour son indépendance ? Molard explique que son média a été financé auprès des banques grâce à... un crédit à la consommation ! A une période où, en outre, le financement participatif n'était pas si développé. Il fallait trouver un modèle hybride de financement. D'autant que comme le dit Molard : "On voulait créer un média pour les jeunes, pour les gens qui n’ont pas de sous. On ne peut pas parler des quartiers populaires s’ils ne peuvent pas nous lire." Pour Ernault, de Splaan : "On travaille avec des pigistes, sur des travaux au long court. On n'a pas de salarié. Le jour où on n'aura plus d’argent, on ne financera plus d’enquête."

"On n'est pas un média de fact-checking"

Le troisième temps de l'échange permet à nos invités de rebondir sur l'actualité et leurs productions. Ces derniers jours, Macron a annoncé l'extension du pass sanitaire, difficile à mettre en place. Une décision qui a abouti à des rassemblements pour contester sa mise en place : "Quel est notre rôle à nous les médias, face à cette France qui peut se couper en deux ?" demande Emmanuelle Walter. En "rendant compte des avancées de la science, assure Fontez. Mais on n'est pas un média de fact checking". Ernault pointe du doigt la responsabilité de l'exécutif : "Ce qui pèche en France, c’est qu'on a un chef d’Etat qui prend des décisions dans son coin […] et ça nourrit la défiance. […] On aurait un taux de vaccination plus fort si on avait pas eu des mensonges sur les stocks de masques." Molard : "Un des rôles de la presse, c’est aussi d’apporter de la complexité, au lieu d’apporter des réponses binaires […] On réduit trop souvent les gens qui ne se vaccinent pas à une décision politique, mais il y a aussi des enjeux liés à l'accès au numérique, à l'alphabétisation etc."

Un autre sujet qui devrait nous occuper en permanence et qui de fait occupe beaucoup les médias en ce moment, c'est le dérèglement climatique, du dôme de chaleur de l’ouest nord-américain aux inondations en Belgique et Allemagne. "Et là on fait face au climatoscepticisme", relève Walter. Pour Fontez, essayer de convaincre les climatosceptiques, c'est peine perdue :  "Une étude scientifique a récemment montré que les arguments scientifiques n'ont pas de prise sur les climatosceptiques". Pourtant, "la science, c’est un débat."

Splaan s'est, de son côté, beaucoup intéressé aux émissions d'ammoniac en Bretagne, un gaz issu de l'élevage intensif. Ernault : "Ce qu’on montre dans cette enquête c’est le manque de volonté politique […] mais aussi le manque de moyens de l’association qui est sensée mesurer les taux d’ammoniac en Bretagne." A StreetPress aussi on parle d'environnement, mais par le prisme du "racisme environnemental", avec notamment un documentaire sur une aire d'accueil de gens de voyage juste à côté de l'usine Lubrizol de Rouen, qui a connu un grave incendie en 2019 (le documentaire de StreetPress est in extenso visible ci-dessous). Molard veut ainsi rappeler que les catastrophes environnementales, "c’est aussi un enjeu qui touche directement les plus précaires. Toutes les grandes crises, comme le Covid, touchent d’abord les plus précaires".


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