Ventes d'armes : "Plus ils ferment de portes, plus ils créent des fantasmes"

La rédaction - - Nouveaux medias - Investigations - 26 commentaires


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La rencontre entre un sujet tabou et explosif - les ventes d'armes françaises - et le journalisme d'investigation ne pouvait que faire des étincelles. C'est ce qui s'est produit cette semaine avec l'audition par la police de trois journalistes auteurs d'un scoop sur les ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite. Enquêter sur les ventes d'armes avec des mots, avec des cartes, avec des images : c'est le sujet de notre émission d'aujourd'hui, avec trois invités : la journaliste Anne Poiret, réalisatrice du documentaire "Mon pays fabrique des armes" (octobre 2018, France 5) et auteure du livre Mon pays vend des armes (mai 2019, Les Arènes) ; le journaliste Geoffrey Livolsi, co-fondateur du média Disclose qui a enquêté sur l'implication d'armes françaises dans la guerre au Yemen ; et enfin Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialisé dans les questions de défense depuis 25 ans, actuellement à L'Opinion.

Convocation à la DGSI : le récit de Livolsi

Il a reçu le courrier par e-mail, une dizaine de jours après la mise en ligne par Disclose d'une enquête sur l'utilisation d'armes françaises dans la guerre au Yemen. Un courrier à en-tête de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l'informant qu'il était soupçonné d’avoir "commis ou tenté de commettre l’infraction de compromission du secret de la défense nationale". Notre invité Geoffrey Livolsi raconte comment s'est déroulée son audition par les services de renseignement français ce mardi 14 mai. 

"On a été emmenés [avec son collègue Mathias Destal] au quatrième sous-sol de la DGSI. Ils nous avaient sorti le décorum, la totale : les petites salles d'interrogatoire capitonnées..." raconte le journaliste. L'audition dure une heure, durant laquelle les deux co-fondateurs de Disclose gardent le silence. Que cherchaient exactement les enquêteurs de la DGSI ? Pas à connaître leurs sources, ont-ils juré aux journalistes... ce qui ne les a pas empêchés de les questionner à ce sujet. 

Particularité de l'entrevue : les journalistes se voient signifier qu'ils ne sont pas auditionnés en tant que journalistes mais en tant que simples citoyens (comme le soulignait le communiqué de Disclose le soir même de l'audition). "Cela permet de contourner la loi sur la liberté de la presse et la protection des sources et surtout, ça nous vise personnellement, et donc ça intimide un peu plus", explique Livolsi.

Retour sur les revelations de Disclose

Les ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis ne sont pas un secret : elles figurent notamment dans les rapports annuels sur les exportations d'armement adressés par le ministère des Armées au Parlement. Le fait que l'Arabie saoudite soit engagée, au Yemen, dans une guerre aux conséquences humanitaires dévastatrices est également largement documenté. Qu'apporte précisément l'enquête de Disclose ? "Une confirmation officielle du recours massif aux armes françaises dans ce conflit" à travers une note de la Direction du renseignement militaire (DRM) qui liste nommément cet armement et spécifie leur champ d'action grâce à des cartes de la zone concernée, explique Livolsi.

C'est précisément cette note, classée confidentiel-défense, qui a valu à Livolsi, Destal et Benoit Collombat (reporter France inter, partenaire de Disclose) d'être auditionnés par les services de renseignement. Que pense un vieux routier des sujets défense comme Jean-Dominique Merchet de la diffusion de documents classifiés ? "Les journalistes sont soumis, comme tous les citoyens, à la loi. On peut penser qu'elle devrait évoluer, mais aujourd'hui, elle est comme ça". Raison pour laquelle le journaliste de l'Opinion, s'il avait eu la note de la DRM entre les mains, "ne l'aurait pas publiée".

Merchet explique s'être retrouvé une fois dans cette situation : lorsqu'en 2009, il avait repris une note confidentiel-défense sur le rôle de l'armée française lors du génocide des Tutsi du Rwanda. "J'ai publié ce document, et la DCRI m'a demandé très fermement de le retirer" se souvient le journaliste, qui s'était alors exécuté (en expliquant à ses lecteurs que la dépublication était liée à un "revirement de jurisprudence" sur les questions de respect de la vie privée).

au sommet de l'Etat, éléments de langage et portes closes

Face aux accusations de complicité de possibles crimes de guerre au Yemen, l'exécutif a ses éléments de langage. L'un des plus fréquemment avancés : la France disposerait de "garanties" que les Saoudiens n'utilisent pas les armes françaises contre des civils - c'est ce qu'a répété Emmanuel Macron le 9 mai dernier, alors que des ONG se mobilisaient pour empêcher une livraison d’armes françaises à un cargo saoudien dans le port du Havre. "Ca n'est simplement pas possible", tranche Jean-Dominique Merchet. "Même si c'est vrai [et que les Saoudiens ont effectivement "garanti" à Paris qu'ils ne frappaient pas de civils], ce n'est pas parce qu'on vous l'a dit que dans la pratique cela ne se fait pas. Il y a évidemment une hypocrisie dans ces affirmations".

Deuxième élément de langage, manié aussi bien par la ministre des Armées Florence Parly que par les industriels du secteur : la France contrôle strictement ses exportations par le biais d'une institution dédiée, la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Anne Poiret a sollicité des interviews avec ses responsables : elle n'a essuyé que des refus. Quand aux délibérations de cette commission, elles sont elles-mêmes classées confidentiel-défense. Anne Poiret a en revanche pu capter une scène rare : des discussions entre une délégation qatarie et des militaires français mandatés pour leur vendre des hélicoptères Caïman au salon du Bourget, en 2017. Suite à ce tournage, elle n'obtiendra plus aucune réponse du ministère des Armées. La documentariste est pourtant convaincue que l'Etat français aurait eu intérêt à faire preuve de plus de transparence : "Je n'arrêtais pas de leur dire : 'Plus vous allez nous fermer vos portes, plus vous allez créer des fantasmes'."

Le contrôle parlementaire en question

Malgré le secret qui entoure les décisions de la CIEEMG, Anne Poiret (à la suite du journaliste Jean Guisnel) a pu obtenir le récit de quelques délibérations houleuses. Elle raconte comment l'ancien ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault avait élevé la voix, en janvier 2017, contre des exportations d'armes à l'Arabie saoudite.

La réalisatrice revient ensuite sur une autre séquence marquante de son reportage : l'interview d'un député LREM censé être un spécialiste de la question, Jean-Charles Larsonneur. Devant la caméra de Poiret, ce dernier est manifestement très mal à l'aise - et très peu informé sur le sujet. "A ce moment là, mon cerveau de journaliste se dit : 'C'est vraiment intéressant', et mon cerveau de citoyenne est profondément atterré. Ca fait six mois que je demande des réponses, personne ne veut me parler(...), je me dis que je vais enfin avoir des réponses, et... je n'en reviens pas" raconte la réalisatrice.

Une illustration du fait qu'en France, le pouvoir sur ces questions est concentré à l'Elysée et très peu entre les mains des parlementaires - contrairement à l'Allemagne par exemple -, constate Merchet. Problème : cet exécutif, seul à disposer des informations importantes, ne multiplie pas seulement les éléments de langage invérifiables, mais aussi les mensonges purs et simples. "Depuis octobre et l'affaire Khashoggi, à partir de ce moment là, on a vu que l'exécutif mentait. Soit il ne s'exprime pas, soit il ment" assure Poiret, qui cite en exemple une déclaration d'Emmanuel Macron assurant que l'Arabie saoudite "n'est pas un grand client de la France dans quelque domaine que ce soit". "C'est une affirmation ridicule, mensongère. Dire que l'Arabie saoudite n'est pas un client important pour l'industrie de l'armement français c'est un mensonge, c'est une fake news - qui tomberait sous le coup de la loi que souhaite instaurer Macron..." relève Merchet avec malice.

L'open source au service de l'investigation

Outre ses révélations sur l'utilisation d'armes françaises au Yemen, l'enquête de Disclose innove sur la forme. Elle propose en effet des infographies croisant vidéos et images satellite, qui permettent de prouver à quel endroit précis du Yemen certaines armes françaises ont été repérées. Ce faisant, Disclose s'inspire d'une enquête publiée par la BBC en 2018 à propos d'un massacre commis par l'armée camerounaise. Ce type de récit imagé est-il le reflet d'éléments substantiels d'information, ou s'agit-il de mises en scène à la vertu surtout esthétique ? Il s'agit surtout d'une méthode de vérification de certaines informations, admet Livolsi. Mais la méthode a l'intérêt de confronter les services de renseignement sur leur propre terrain : "Les images satellite étaient un outil exclusivement utilisé, il y a quelques années, par les services de renseignement. Aujourd'hui, ces informations sont accessibles à tout le monde. (...) Nous les mettons face à leurs propres outils (...) Ca change beaucoup de choses".

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