Turquie : "À la frontière, c'est un crève-cœur"

La rédaction - - Intox & infaux - Coups de com' - 52 commentaires


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Une nouvelle crise migratoire se profile-t-elle en Europe ? Le président turc Erdogan aurait, dit-on, ouvert les frontières de son pays avec la Grèce, menaçant l'Europe du déferlement de millions de migrants. En attendant, ce qui déferle vraiment, ce sont des vidéos confuses et contradictoires en provenance de ces frontières de l'Europe et des analyses tout aussi contradictoires sur la stratégie d'Erdogan. Sa Stratégie en Syrie, avec la Russie et sa stratégie par rapport à l'Europe et l'OTAN ? De cet Orient compliqué, nous allons tenter de dégager des idées simples avec les concours de nos trois invité.e.s : Didier Billion, directeur adjoint de l’ IRIS (institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient ; Guillaume Perrier, journaliste indépendant, auteur de "Dans la tête d’Erdogan" (Actes SUD) ; Marie Jégo, journaliste, correspondante du Monde à Istanbul.

La guerre de communication entre la Turquie et la Grèce

Une séquence  filmée par les garde-côtes turcs sur l'île de Lesbos en Grèce fait le tour des réseaux sociaux depuis plusieurs jours. On y voit des garde-côtes grecs attaquer à coups de perche des migrants entassés sur un canot pneumatique, et tirer en direction de l'embarcation. Elle marque le début d'une guerre de communication entre les deux pays. La principale chaîne turque, TRT, a en effet exploité ces images. En riposte, les garde-côtes grecs ont également filmé et diffusé une vidéo où l’on voit un bateau turc "escorter" un canot de migrants vers les îles grecques. Pour Marie Jégo, correspondante du Monde à Istanbul, en filmant ces images, "la Turquie a voulu adresser un message aux Grecs et à l'Union européenne". "Il s'agit pour Erdogan de faire le forcing pour obtenir davantage d'aide financière pour les réfugiés, voire militaire pour la situation à Idlib où son armée est en difficulté", précise-t-elle. 

Didier Billion, directeur adjoint de l’ IRIS (institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de la Turquie se dit plus "nuancé". "Ces images relayées par la télé turque ont une fonction de politique intérieure. Erdogan, une fois de plus, essaie de jouer le rôle de la forteresse assiégée." Engagé dans la guerre à Idlib, dernier bastion de la rébellion contre le pouvoir de Bassar El-Assad et son allié russe, Erdogan a besoin "de chauffer à blanc l'opinion publique", notamment après la mort de 33 soldats turcs le 27 février dernier. "Erdogan doit donc convaincre qu'il est dans son bon droit, analyse Billion qui ne croit pas que "la Turquie attende une quelconque initiative militaire de la part de l'Union européenne qui n'en a par ailleurs nulle envie." Guillaume Perrier tient à rappeler que "ces images ont été filmées par les Turcs et distribuées aux médias", même si cela ne remet pas en cause la véracité du document. "Mais ces pushbacks, c'est-à-dire ces reflux de migrants, sont très courants et ils ont toujours été instrumentalisés d'un côté  et de l'autre."

Fact-checking de Hyman et Zemmour sur Cnews

Au lendemain de la décision du président turc d’ouvrir ses frontières, les chaînes d’info ont tenté de décrypter sa stratégie politique. Qui sont ces migrants à qui Erdogan à ouvert le passage vers l’Europe ? Comment s’y est-il pris pour convaincre des milliers d’hommes et de femmes ainsi que des familles avec enfants d’affluer à la frontière greco-turque ? Le journaliste Harold Hyman et Eric Zemmour répondent sur CNews. Vive réaction de Billion : "C'est insupportable", critique le spécialiste du Moyen-Orient avant de pointer diverses erreurs sémantiques sur l'emploi des termes "réfugiés" au lieu de "déplacés", sur le nombre même de ces populations et leur provenance, ainsi que sur la fourniture supposée de cartes géographiques aux migrants par la Turquie. Jégo se dit choquée par une autre erreur factuelle.  Il n'y a jamais eu l'emploi de "haut-parleurs" pour s'adresser "en farsi" aux populations et les inciter à rejoindre la frontière. "Ce n'est pas par les haut-parleurs que la nouvelle s'est propagée, mais par les réseaux sociaux, les groupes Facebook, les groupes Whatsapp etc.".  

"La crise économique en Turquie rend la survie très difficile pour les Syriens qui vivent de petits boulots, indique Perrier. L'économie turque n'est plus en mesure d’absorber cette main-d'oeuvre et surtout la population turque est devenue hostile aux réfugiés syriens." Il pointe par ailleurs la responsabilité de l'Union européenne qui a fait de la Turquie "le garde frontière de l'Europe" à la suite du pacte migratoire de 2016, en échange d'une aide de 6 milliards d'euros, versée en partie à des ONG. Billion dénonce également la responsabilité de l'Union européenne. Il rappelle que la Turquie à accueilli 3,6 millions réfugiés syriens alors que l'arrivée de quelque milliers seulement de réfugiés dans l'Union européenne en 2015 suffisait a déclencher "des pataquès médiatique et politique".

Très critiqué en interne, Erdogan justifie sa présence à Idlib en déclarant que la Turquie se situe dans "une phase historique comparable à la guerre d'indépendance" qu'elle a menée contre les puissances étrangères et "qui à l'époque de la chute de l'empire Ottoman essayait de se partager les lambeaux de l'empire en perdition". "Le président turc essaie de galvaniser la population car il sait qu'il a perdu de sa superbe depuis l'échec des élections municipales, analyse Jégo. Et par ailleurs l'armée turque est présente dans d'autres régions en Syrie et elle entend former une sorte de zone tampon pour empêcher l'établissement d'une région kurde autonome."

Le conflit du côté de la frontière terrestre

D'autres images filmées à la frontière terrestre greco-turque inondent les écrans. Sur une vidéo du 4 mars de l'agence de presse étatique Anadolu, on voit les forces de l’ordre grecques employer des canons à eaux et tirer des grenades lacrymogène sur des migrants sans protection. Jégo signale que les journalistes étrangers n'ont plus accès depuis dimanche dernier à ces zones tampon où "la situation est devenue plus violente". Selon la correspondante, "une autre tactique" s'est mise en place visant à écarter les journalistes et décourager les migrants en "les frappant et les dépouillant" de tous leurs effets personnels (papiers, argent, couchage, téléphone portable etc). "C'est un crève-coeur ce qui se passe à cette frontière." alerte Jégo. 

L’armée grecque tire-t-elle sur les migrants qui tentent de traverser illégalement sa frontière ? C’est ce dont l’accuse la Turquie qui dénonce la mort de deux hommes et plusieurs blessés. La Grèce a opposé un démenti officiel. Pourtant, quelques chaînes -  TV5Monde, France 5 et TF1 - ont rapporté la mort de Mohamed El Arab, un jeune syrien de 22 ans tué à la frontière greco-turque. Information confirmée par Le Parisien mais  qui n'est quasiment pas reprise dans la presse. Comment vérifier les informations alors que les deux pays se livrent une guerre d'images ? "C'est difficile, témoigne Jégo. On procède par recoupement. On interroge des témoins, une collègue a pu joindre la famille de la victime. On peut aussi se rendre à la morgue."  Pour Perrier, il ne faut en aucun cas considérer les médias turcs comme une source. Il confirme néanmoins la mort de Mohamed El Arab, en s'appuyant sur une enquête (en anglais) publiée par Forensic Architecture, une agence de recherche universitaire.

Pourquoi la frontière turco-bulgare est épargnée ? 

"Il y a deux frontières concernées, la Grèce et la Bulgarie, et comme par hasard il ne se passe rien côté bulgare, signale Billion. Perrier abonde : "Il y a six postes-frontières au total et un seul est concerné, je le connais bien,  il n'y a  sur cet axe quasiment aucun échange commercial. L'essentiel des exportations turques vers l'Union européenne passe par la frontière bulgare." En somme, un poste-frontière stratégique que la Turquie préserve dans ce conflit.

Qu'en est-il des relations entre la Turquie et la Russie ? Pour Billion, elle sont "assez nettes" aussi bien au niveau politique qu'économique. Il y a un flux commercial important entre les deux pays qui s'échangent environ une vingtaine de millions de dollars chaque année. Sur le plan militaire, Billion cite l'achat par la Turquie de missiles russes antiaériens S-400 qui avait suscité la colère de l'OTAN, la Turquie étant membre de l'alliance atlantique. Sur Idlib, Billion souligne que les deux pays ont conclu en 2018 "les accords de Sotchi" visant "à démilitariser les groupes djihadistes présents" sur la province. Et Billion de conclure : "En réalité, c'est le président russe qui détient les meilleurs atouts  sur la question syrienne. La différence avec Poutine, c'est qu'il raisonne toujours avec trois coups d'avance parce que c'est un joueur d'échecs et Erdogan fonce, il fait du coup par coup, c'est un joueur de Tric Trac ou de backgammon, sans vision stratégique." Pour Perrier, les accords de Sotchi, "prolongés avec l'accord de cessez-le-feu signé hier entre Poutine et Erdogan est un jeu de dupes" visant "à éliminer les Occidentaux du jeu diplomatique". "Occidentaux qui se sont disqualifiés eux-mêmes", tempère Billion.

Revenons à Zemmour, qui sur CNews, affirme "qu'Erdogan envoie des populations pour déstabiliser un autre pays" et que "les Turcs ont toujours fait ça, mettre des populations islamisées à la place de populations chrétiennes". Billion rectifie : "Il y a un fait historique, qui ne repose pas uniquement sur la volonté des Turcs, c'est le traité de Lausanne de 1923 qui organisait le transfert des Turcs qui vivaient en Grèce vers la Turquie et réciproquement."  Perrier explique par ailleurs que l'ingénierie démographique "n'est pas une spécificité turque même si Erdogan l'utilise aujourd'hui".

On termine avec la chronique de Laélia Véron. La stylisticienne s'est penchée sur l'évolution juridique, politique, et médiatique, de l'emploi des termes "migrants/réfugiés" qui se rapprochent des distinctions opérées par exemple avec les "sans-papiers/clandestins". Des mots à forte charge "idéologique" qui "dessinent des camps entre les méchants et les gentils", pointe Véron. On découvre notamment que le mot migrant désignait à l'origine "n'importe quelle personne qui se déplace". "Pour parler de vacanciers, on pouvait donc parler de migrants", souligne la linguiste qui analyse, tout au long de sa chronique,"le phénomène de duo" autour de ces termes évoquant la migration.

Sources de Laélia Véron : Laura Calabrese et Marie Veniard (éds). 2018, Penser les mots, dire la migration (Louvain-la-Neuve : Academia/ L’Harmattan, coll. « Pixels ») 204 p. ISBN : 978280610420, et les articles de Salih Akin (sur les sans-papiers) et de Laura Calabrese (sur le couple "migrant"/"réfugié").

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