"Sur Whatsapp, les messages anti-Franc CFA sont de plus en plus nombreux"

La rédaction - - 41 commentaires


Télécharger la video

Télécharger la version audio

L'offensive est venue du gouvernement italien, mais elle couvait depuis des années. Le Franc CFA, monnaie utilisée par 14 pays africains, est-il un outil néo-colonial servant à la France notamment à éponger sa dette ? Si les grands médias français sont jusqu'ici restés très discrets sur le sujet, il n'en va pas de même des médias africains, qui offrent un large écho au polémiste Kémi Séba, porteur parmi d'autres de ce combat-là. La France fait-elle du néo-colonialisme monétaire ? Deux invités : Kako Nubukpo, économiste, directeur de l’Observatoire de l’Afrique subsaharienne à la Fondation Jean Jaurès, co-auteur de "sortir l'Afrique de la servitude monétaire : à qui profite le Franc CFA ?" (La Dispute, 2016) ; et Fanny Pigeaud, journaliste indépendante, co-autrice de "L'arme invisible de la Françafrique, une histoire du Franc CFA" (Ed. La Découverte, 2018).

L'irruption de l'italie dans le débat

La "séquence médiatique" autour du Franc CFA part de propos virulents du vice-président du conseil italien et ministre du Travail Luigi di Maio et d'une figure du mouvement 5 Etoiles, Alessandro di Battista, qui dénoncent une monnaie "coloniale". Suite à la polémique franco-italienne, nous vous expliquions plus en détail le fonctionnement du Franc CFA. Les vidéos sont devenues virales rapidement, et Kémi Séba, militant franco-béninois panafricaniste, expulsé du Sénégal en 2017 après avoir brûlé publiquement un billet de Franc CFA, revendique une "collaboration" avec les 5 Etoiles sur le sujet. Pour Kako Nubukpo, l'intervention de l'Italie sur le sujet est une bonne chose, bien que cela reste une surprise. Même surprise du côté de Fanny Pigeaud. 

Depuis quelques années, la société civile se mobilise pour demander la suppression du Franc CFA. Exemple avec le clip du collectif "7 minutes contre le CFA", sorti en juin 2018, et qui convoque des grandes figures de la lutte contre la zone Franc, tels Thomas Sankara (ancien président du Burkina Faso, assassiné en 1987) ou encore Kémi Séba. Au Sénégal, le mouvement "France dégage" réclame la sortie du Franc CFA, nous apprend Fanny Pigeaud. "Ce qui est intéressant de voir aussi, c'est la force des réseaux sociaux. Via Whatsapp, les messages anti-CFA sont de plus en plus explicites et de plus en plus nombreux". Pourquoi une recrudescence de la mobilisation ? La journaliste avance les rumeurs de 2015 autour d'une possible dévaluation, et l'engagement de Kémi Séba. 

Une "diplomatie du chantage" ?

Séba, justement, a fondé l'ONG Urgences Panafricanistes, qui s'engage pour la lutte contre le CFA. Dans les pays de la zone Franc, il a travaillé pour certaines télés, et s'est retrouvé invité sur de nombreux plateaux. Côté "pro-CFA", c'est Emmanuel Macron en décembre 2017 qui face à des étudiants burkinabés (et entre deux blagues sur la climatisation), défendait le Franc CFA en assurant que tout pays était libre de quitter la zone Franc. "J'ai fait une tribune au lendemain de ce discours pour dire à quel point M. Macron manquait de respect aux chefs d'Etat africains et à l'Afrique, en niant la violence de cette relation Françafrique, notamment par le canal de la monnaie", se souvient Nubukpo. "C'est quelque chose que ma génération ne peut pas supporter". 

Nos deux invités rappellent que les pays de la zone Franc sont tenus par des accords monétaires de verser 50% de leurs réserves de change dans un compte géré par le Trésor français. Une obligation historique, rappelle Fanny Pigeaud. Dans les années 1960, les indépendances des pays sont accordées, en échange d'accords de coopération qui maintenaient les pays dans la zone Franc. "Il y a toujours eu une diplomatie du chantage", rappelle Kako Nubukpo. Qui cite la mort du premier président togolais Sylvanus Olympio, assassiné en janvier 1963 et qui souhaitait instaurer une monnaie togolaise. Autre exemple : lorsque le président de Guinée Ahmed Sekou Touré décide de mettre en circulation une monnaie guinéenne, les services secrets français la fragilisent en mettant en circulation une grande quantité de faux billets. Kémi Séba évoque également Mouammar Kadhafi, l'ancien dirigeant libyen. En 2016, les mails de la candidate à la présidentielle américaine Hillary Clinton fuitent, et sont relayés par Wikileaks. L’un d’entre eux est un mémo qu’elle a reçu en 2011, envoyé par un conseil officieux. Ce dernier, ancien journaliste, lui explique que Kadhafi avait pour projet de créer une monnaie panafricaine qui supplanterait le Franc CFA, et que ce projet aurait été l’un des facteurs qui a influencé Nicolas Sarkozy, alors président, à intervenir en Libye. 

Entre "pré carré" français et "servitude volontaire"

Comment la France profite-t-elle du Franc CFA ? D'abord par le "soft power" que cela lui accorde, rappelle Kako Nubukpo. Le Franc CFA permet de garder un "pré carré" en Afrique. "De l'autre côté, il y a les grands groupes français, qui exercent en Afrique, et qui sont heureux de pouvoir rapatrier leurs bénéfices grâce au Franc CFA", ajoute l'économiste, qui rappelle la convertibilité et la liberté de circulation des capitaux entre CFA et euro. "L'Etat français aussi en tire bénéfice", ajoute Pigeaud, qui rappelle que la France achète de l'uranium dans la zone Franc. "Le Franc CFA a été créé pour faciliter le drainage des matières premières". "L'Etat français gagne sur le plan économique, politique et géostratégique". 

Kako Nubukpo revient sur l'idée que les pays de la zone Franc restent dans un état de "servitude volontaire". "Les populations urbaines relativement aisées d'Afrique, auquel j'appartiens, bénéficient du CFA", insiste l'économiste. "Le CFA c'est un outil de prédation des classes aisées africaines sur les classes rurales africaines". "Il ne faut pas oublier qu'il y a des mouvements de contestation venus des dirigeants africains", rappelle de son côté Pigeaud. En août 2015, le président tchadien Idriss Déby provoque la surprise en tenant des propos forts contre le Franc CFA. Quatre ans plus tard, rien n'a changé. Pourquoi ? Pour Kako Nubukpo, le président tchadien n'a pas osé entamer un bras de fer avec la France, fragilisé par son manque de légitimité auprès de sa population. Pour Fanny Pigeaud, l'explication est autre : "Idriss Déby n'avait pas l'intention d'en sortir", le président souhaitant simplement pouvoir renégocier des crédits. 

"La question du Franc CFA fait encore très peur"

Retour sur la visite de Macron en décembre 2017. Fanny Pigeaud insiste : "Le président dit un certain nombre de choses qui ne sont pas exactes".  La journaliste rappelle que la garantie de convertibilité illimitée de la France n'est presque jamais appliquée. Kako Nubukpo revient sur l'importance du nom de cette monnaie, auquel Emmanuel Macron dit ne pas être attaché. "Ce n'est pas par hasard que les Américains ne comptent pas en euros, que les Européens ne comptent pas en yen", résume Nubukpo. "Le fait d'évacuer cette dimension symbolique, mais qui renvoie à la souveraineté, montre bien qu'on est toujours colonisés". L'économiste dénonce "une histoire néolibérale" de la monnaie, qui évacue l'origine historique du Franc CFA, remontant jusqu'à l'esclavage au XIXème siècle. 

Pour Nubukpo, il existe deux mouvements de contestation du CFA : celui de la diaspora, qui invoque le Franc CFA comme symbole, et des mouvements plus présents sur le continent, qui relient la question du CFA avec celle de la "bonne gouvernance" des pays. Y a-t-il également une opposition politique au Franc CFA ? Fanny Pigeaud évoque un candidat sénégalais à la présidentielle, Ousman Sonko, ou encore un membre de l'opposition en Côte d'Ivoire, Mamadou Koulibaly. "De manière générale, la question du Franc CFA fait encore très peur", note tout de même la journaliste. "Comme c'est une monnaie supranationale, elle ne clive pas suffisamment non plus dans les débats électoraux", ajoute l'économiste. Ce qui explique que la société civile se soit plus emparée du sujet que la classe politique. 

Interviewé par Thinkerview, Kémi Séba développe l'idée selon laquelle le Franc CFA cause la migration des populations africaines. "Il est évident que les politiques macro-économiques menées depuis 30 ans en Afrique sont des vecteurs de migration", résume Kako Nubukpo. Qui nuance tout de même : "Les deux tiers des migrations africaines restent en Afrique". "Il y a effectivement un lien entre Franc CFA et sous-développement de la zone qui l'utilise", approuve Fanny Pigeaud. 

Lire sur arretsurimages.net.