Rodolphe Saadé "ne comprend pas le fonctionnement d'une rédaction"
La rédaction - - Financement des medias - 10 commentaires
CHANGEMENT DE DERNIÈRE MINUTE
Cette émission a été tournée le 31 mai, dix jours avant la dissolution de l'assemblée nationale par Emmanuel Macron. À l'époque, nous avions prévu de faire une série d'été sur les milliardaires qui possèdent des médias, c'est donc comme ça qu'est introduite cette émission en plateau. Mais depuis, les circonstances ont changé, et l'extrême droite risque d'avoir une majorité relative ou absolue à l'Assemblée. Si nous vous proposons tout de même cette émission, qui est d'actualité avec le rachat officialisé de BFMTV et RMC par Rodolphe Saadé, elle ne fait plus partie de la série d'été 2024 d'Arrêt sur images
, qui dépendra de la situation politique après les législatives.
PS : vous aurez bien une émission du vendredi demain, comme d'habitude !
Ça y est, depuis le 2 juillet, c'est officiel : Rodolphe Saadé est désormais propriétaire de BFMTV. À 54 ans, cet armateur, qui a hérité en 2017 de la multinationale du fret maritime CMA CGM développée par son père Jacques Saadé, a décidé de devenir patron de presse. Il a commencé par racheter la Provence
, le journal local de Marseille, la ville où il est né. Mais il ne s'est pas arrêté là : il a racheté la Tribune
, lancé la Tribune Dimanche
, investi dans 10% du capital de M6 et dans le média en ligne Brut et vient tout juste racheter le groupe Altice, qui inclut BFMTV et RMC. Tout ça en à peine deux ans. Bref, il joue dans la cour des grands.
Pour mieux cerner ce personnage encore peu connu par rapport à ses pairs comme Bernard Arnault ou Vincent Bolloré, ASI
accueille Aurore Gorius, journaliste indépendante qui a publié une série sur Rodolphe Saadé dans les Jours et publiera, à la rentrée prochaine, une enquête à son sujet dans la Revue Dessinée
; Jean-François Poupelin, journaliste indépendant basé à Marseille, où il a enquêté sur la CMA CGM pour Médiavivant et Marsactu
; et Sylvain Pignol, journaliste et délégué SNJ à la Provence, qui a participé à la grève à la Provence en mars à la suite d'une décision de Saadé qui a vivement secoué la rédaction.
Taxation des superprofits : "Il y a des enjeux qui sont importants pour lui"
Si Rodolphe Saadé peut se permettre d'investir dans tant de médias en si peu de temps, c'est parce que son entreprise CMA CGM a fait des profits records pendant la période du Covid : 23,5 milliards d'euros. Des superprofits taxés de façon très particulière, explique Jean-François Poupelin : "C'est une niche fiscale européenne"
, dit-il. "Il a été décidé, en 2002-2003, d'appliquer une taxe au tonnage."
Celle-ci est censée protéger les trois armateurs européens, la CMA-CGM mais aussi MSC et Maersk. Aurore Gorius explique que cette taxe au tonnage fait que "les compagnies sont taxées sur le volume de marchandises transportées"
, ce qui "représente 2% des bénéfices [de la CMA CGM] au total"
pour la période du Covid. Une niche fiscale avantageuse, puisque cette taxe au tonnage remplace l'impôt sur les sociétés, qui est bien plus élevée, entre 20 et 25% des bénéfices.
"Rodolphe Saadé ne connaît pas les médias"
Sylvain Pignol, délégué syndical à la Provence
, explique que depuis 18 mois que Rodolphe Saadé posssède le journal, les équipes ont réalisé que leur nouveau patron "ne connaît pas vraiment les médias"
: "Il ne sait pas comment fonctionne une rédaction, il ne sait pas quels sont les systèmes de valeurs sur lesquels s'appuient les journalistes, il ne comprend pas ce qui fait, ou pas, une bonne information, c'est-à-dire ce qui suscite l'intérêt du lecteur ou du téléspectateur, ce qui leur apprend des choses ou permet d'élever le débat démocratique."
Pour Sylvain Pignol, Saadé rachète des médias "parce que ça peut nourrir une forme d'influence"
.
"On ne peut pas demander à une rédaction d'être loyale à l'égard de son actionnaire"
Dans une interview au Monde
en mai dernier, Rodolphe Saadé expliquait que "le métier de patron de presse est nouveau pour [lui]"
et déclarait : "Il y a des principes à respecter, comme celui de l'indépendance des rédactions, et je les respecterai. Mais mon objectif n'est pas uniquement de mettre de l'argent sur la table et de ne plus m'en soucier. Avec mon investissement, j'apporte les valeurs – universelles – de mon groupe et de ma famille : loyauté, exemplarité, intégrité, travail. "
Pour Aurore Gorius, si on "peut tout à fait comprendre"
qu'une entreprise demande de respecter un principe de loyauté à ses salarié·es, celui-ci est impossible à appliquer de la sorte à un média, et le fait que Saadé le demande témoigne d'une "méconnaissance du fonctionnement des médias"
: "On ne peut pas demander à une rédaction d'être loyale à son actionnaire"
, dit-elle. "Ça voudrait dire d'émettre zéro critique, de ne pas couvrir certaines actualités... C'est clairement une valeur qui est en opposition avec les valeurs journalistiques."
Rodolphe Saadé est-il le Bolloré macroniste ?
Rodolphe Saadé est souvent présenté comme un proche d'Emmanuel Macron, mais aussi, comme le fait Sonia Devillers sur France Inter le 7 mai 2024, comme un "concurrent direct"
de Vincent Bolloré. Lui préfère dire qu'il "est dans la nuance"
et qu'il défend le pluralisme : son groupe de médias "donne la possibilité aux téléspectateurs d'avoir le choix"
, dit-il. "Il ne veut pas être dans l'opposition directe et frontale"
, note Aurore Gorius : "ça n'est pas dans son intérêt de rentrer dans le combat politique, ça n'est pas bon pour les affaires."
Mais en revanche, ajoute-t-elle, "s'il peut incarner un patron compatible avec une droite plus modérée"
que celle de Bolloré, alors "évidemment que ça l'intéresse pour la suite de ses affaires"
.
Pour aller plus loin
- Notre enquête sur la semaine durant laquelle Saadé a perdu la confiance de trois rédactions d'un coup : la Provence
, la Tribune
et BFMTV.
- L'enquête du Nouvel Obs
sur les super-profits de la CMA-CGM.
- L'enquête de Jean-François Poupelin sur le management à la CMA-CGM et sa "tour infernale"
à Marseille, version écrite et version vidéo.
- La série d'Aurore Gorius sur Saadé pour les Jours
, "Super-profits en haute mer"
, et son enquête en BDsur le même sujet, à paraître à la rentrée 2024 dans la Revue dessinée.