Pollution lumineuse : "Contempler les étoiles, un autre rapport au monde"

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En sommes-nous arrivés au point où il faut sauver la nuit ? Oui, il faut la sauver. La sauver de toutes les pollutions lumineuses qui masquent les étoiles, gaspillent inutilement de l'énergie et menacent de nombreuses espèces animales. Mais qui en veut à la nuit ? Les allergiques aux noctambules, ou plus largement la logique libérale pour laquelle tout interstice temporel doit être rentable ? Sur le plateau, deux invités aux approches complémentaires et, par certains aspects, contradictoires : Samuel Challéat, géographe et coordinateur du collectif RENOIR (Ressources environnementales nocturnes et territoires), auteur de "Sauver la nuit' (Editions Premier Parallèle) ; et Michaël Foessel, professeur de philosophie à Polytechnique, auteur de "La nuit : vivre sans témoin" (Editions Autrement).

Premiers lanceurs d'alerte : les astronomes

On commence avec un exemple très précis. En novembre dernier, TF1 et France 2  se sont intéressées, quasiment le même jour, à la pollution lumineuse dans une exploitation agricole bretonne. Diffusion de deux extraits sur le plateau montrant les conséquences sur la biodiversité. "Au-delà des serres, il faut souligner la problématique de l'érosion de l'obscurité en général sous l'effet de l'éclairage artificiel de nos villes", réagit Samuel Challéat, coordinateur du collectif RENOIRPour le géographe, il faut pour autant "se garder de juger" les décisions d'aménagement de l'éclairage artificiel prises entre les années 50 et 80, "période où les besoins d'éclairage se faisaient sentir de manière pressante, notamment avec l'arrivée massive de l'automobile". 

Les halos lumineux surplombant les villes se sont alors étendus et intensifiés sous l'effet des améliorations techniques de l'éclairage. "Des améliorations du point de vue des fabricants d'éclairage, beaucoup moins du point de vue des astronomes amateurs et professionnels qui ont porté sur la place publique un nouveau problème : la perte de visibilité du ciel nocturne," pointe-t-il. Les astronomes professionnels,  premiers lanceurs d'alerte ? interroge Daniel. "Effectivement, dès les années 50, confirme Challéat. C'est ensuite les astronomes amateurs qui ont repris le flambeau de la lutte."

"Qui suis-je, moi qui veille ?"

Qui dit pollution dit dommages irréversibles ou durables, mais s'agissant de la pollution lumineuse ? Pour Challéat, une distinction s'impose : "La lumière ne dégrade pas physiquement les étoiles, elle empêche l'accès visuel, c'est comme si on construisait un mur entre vous et l'océan." Par contre,  depuis les années 70 et surtout depuis les années 2000, les écologues, les médecins chronobiologistes et spécialistes du sommeil, tirent la sonnette d'alarme :  "La pollution lumineuse nocturne dégrade les actifs écologique et sanitaire." Et une fois qu'un milieu a été "vidangé" de sa population d'insectes par la lumière artificielle, "il va falloir un certain temps à ce milieu pour se re-coloniser", sans certitude "de retrouver l'état antérieur."

Autre approche : celle du philosophe. Lecture de l'incipit de son ouvrage La nuit : vivre sans témoin : "Qui suis-je, moi qui veille ? Dès que cette question se pose, je sais que la nuit est terminée."  Pour Michaël Foessel, professeur de philosophie à Polytechnique, "la nuit est censée être un espace et un temps alternatif au jour, un moment où la source de la lumière n'est plus l'unique soleil (...). Et contempler les étoiles, c'est entretenir un autre rapport au monde." "La légitimité à vouloir reconquérir la nuit, c'est d' avoir plusieurs échelles d'expériences, ajoute-t-il. De ce point de vue, reconquérir la nuit ce n'est pas un programme politique."

Starlink : le Projet d'Elon Musk

Autre exemple de danger qui menace la nuit : Starlink, le projet du milliardaire américain Elon Musk. Ce dernier veut envoyer 12 000 satellites dans l'espace. A terme, Musk prévoit d'envoyer "40 000 satellites", précise Challéat. Un chercheur a modélisé ce que pourraient donner sur Terre ces milliers de satellites. Mais en quoi est-ce un danger ? Ce qu'il faut craindre, selon Challéat, "c'est l'extinction de l'expérience de nature". Il ajoute que "ces satellites Starlink, qui sont là pour donner une couverture globale et mondiale à l'Internet, posent des nouvelles questions sur le droit de l'espace et son appropriation."

 "On voit bien que l'espace est, comme le sont devenus la mer puis l'air, un enjeu politique, abonde le philosophe. Cela va donc constituer une série de problèmes". D'autant que l'espace était jusqu'ici "l'ultime refuge de ce qui échappait à la propriété privée". Refuser l'hyperconnexion à ceux qui n'en bénéficient pas encore, n'est-ce pas au fond une réaction de riches ? "Le combat contre la pollution lumineuse est effectivement un combat de pays riches, reconnaît le géographe qui souligne néanmoins l'importance de se questionner "sur la perte de nos capacités d'émerveillement devant un ciel nocturne à cause des ces satellites". "De quel droit colonise-t-on un espace global ?" interroge-t-il.

On termine ce volet sur la colonisation de la nuit pour des impératifs économiques et libéraux avec un focus sur une toile du 18 ème siècle :  Les filatures de coton la nuit de Richard Arkwright, montrant un monde en train de basculer.

"Extinction de micro-sociétés humaines"

Alors que le sujet est vaste, les effets de la pollution lumineuse sur les espèces et notamment sur les crapauds demeurent les aspects les plus médiatisés. "Dès lors qu'on place de la lumière dans un espace qui en est naturellement dépourvu, on génère des effets négatifs sur les populations animales et notamment des perturbations comportementales", explique Challéat. Perturbations qui peuvent aller jusqu'à "l'extinction d'espèces" animales mais aussi végétales. Ces extinctions, du fait de braquer la lumière sur des espèces, se sont produites également avec "des micros-sociétés humaines", développe Foessel, à partir du livre Les nuits parisiennes de l'historien Antoine de Baecque.

La nuit et les films d'horreur

On diffuse des extraits des films d'horreur Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock,  Scream de Wes Craven, et La Dolce vita de Frederico Fellini. La nuit est cinégénique. "Est-il important de préserver la peur de la nuit ?" soulève Daniel. "Il faut prendre soin de nos peurs, tranche Challéat. Les travaux des psychologues de l'enfance et de l'environnement montrent que la peur de la nuit est nécessaire à la construction de l'enfant, et qu'il sache répondre par lui-même à cette peur."

Ces communes, alliées de la nuit

Des communes sont en train de se transformer en alliées de la nuit. Quatre reportages y sont consacrés dans les villes de Saumur, de Mionnay, Lille et Joué-lès-Tours, où la maire a dû faire marche arrière, les habitants se sentant en insécurité après la coupure de certains éclairages. "Il y a un compromis d'aménagement à trouver, explique Challéat. Il existe tout une gradation de possibles entre l'extinction et le fait de laisser allumer des lampadaires qui éclairent plus en direction du ciel, qu'en direction du sol." "Mais il y a aussi une vie nocturne qui est en danger du fait de l'embourgeoisement des grandes villes", souligne le philosophe.

On termine sur la loi de 2012, interdisant les éclairages des vitrines la nuit. En 2019, la mesure est loin d'être appliquée. Résultat : à Grenoble, une association s'est lancée dans la chasse à la pollution lumineuse.

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