"Il y a une méconnaissance de l'extrême droite radicale par les médias"

La rédaction - - Médias traditionnels - 40 commentaires

Quand on couvre ces groupuscules, on a peur


Télécharger la video

Télécharger la version audio

Samedi 6 mai 2023, entre 500 et 700 militants d'extrême droite défilaient en plein cœur de Paris pour rendre hommage à l'un des leurs, mort en 1994 à la suite d'une course-poursuite avec la police. Trois jours plus tard, le maire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique) a annoncé démissionner de son mandat, fustigeant l'abandon de l'État alors qu'il est la cible depuis plusieurs mois des menaces de militants d'extrême droite, certains ayant défilé à Paris. Sa maison et ses voitures ont été incendiées en raison de l'installation dans sa commune d'un centre d'accueil de demandeurs d'asile. L'extrême droite est partout et pourtant, là est le paradoxe, très peu de journalistes ont couvert la manifestation du 6 mai 2023. Un présentateur de BFMTV a même reconnu en plateau avoir découvert l'existence de l'événement le jour-même. C'est d'ailleurs un vidéaste autrichien qui a tourné les images de la manifestation néofasciste, qui sont diffusées en boucle par les chaînes de télévision. Aucune n'avait envoyé sur le terrain un de ses reporters pour filmer le défilé des militants d'extrême droite. 

Comment les journalistes spécialistes de l'extrême droite travaillent-ils au quotidien ? Quel regard portent-ils sur la réponse publique et politique du gouvernement face à ces groupuscules ? Et qu'en est-il chez notre voisin allemand, lui aussi en prise directe avec ces militants ? Pour y répondre, quatre invités : Marine Turchi, journaliste du service enquête de Mediapart et Maxime Macé, journaliste à Libération, tous les deux spécialistes de l'extrême droite ; Yann Castanier, photojournaliste ; et Bénédicte Laumond, politiste, maîtresse de conférences à l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste de l'extrême droite en Allemagne et notamment de la réponse politique.

L'analyse de l'extrême droite et la charge informative 

Après l'émission, je me suis effondrée. J'ai réfléchi toute l'après-midi : est-ce que je devais vous en informer ? Est-ce que cela vous regarde ? Est-ce qu'il s'agit d'information ? Et puis je me suis dit qu'il n'y avait pas de raison que je porte, seule, le poids de la charge informative d'une émission que je prépare avant tout pour les autres.
Ce n'est pas rien que de passer des jours à analyser les images, à bouffer des articles sur l'extrême droite radicale française défilant dans les rues de sa propre ville. Ce n'est pas neutre quand on a le faciès et le patronyme qui sont les miens. Je me suis souvenue que je m'étais également effondrée lors des attentats islamistes de ces dernières années. Ce n'est pas neutre non plus quand on est musulmane. Ces deux extrémismes-là sont les deux faces d'une même médaille.
Malgré tout, contente d'avoir reçu ces quatre invité·es de grande qualité pour vous éclairer sur ces groupuscules néofascistes et néonazis. Rien de pire que l'ignorance. Mais une inquiétude demeure : que les autorités politiques aient autant de mal à nommer ce mal de l'extrême droite. Le même qui a amené un maire à démissionner de son mandat, cible pendant des mois de militants d'extrême droite, et qui a vu sa maison et ses deux voitures incendiées. Jusqu'à quand va durer cette cécité ?

Nassira El Moaddem

"Mille journalistes ont découvert l'existence de cette manifestation d'extrême droite"

La médiatisation de la manifestation n'a pas eu lieu immédiatement après sa tenue, samedi 6 mai 2023. Il faut attendre dimanche 7 mai en soirée, au moment de la publication des reportages de Mediapart et Libération rapportant la présence de proches de Marine Le Pen, pour que les médias s'en emparent. Un journaliste présentateur de BFM TV a même reconnu en direct sur la chaîne ne pas connaître l'existence de cette manifestation de l'extrême droite pourtant annuelle. Sur notre plateau, Marine Turchi rappelle qu'il faut à chaque fois prendre le temps de rappeler qui sont ces groupuscules, les agressions dont ils sont les auteurs et les projets d'attentat avortés de certains d'entre eux. Le problème, souligne-t-elle, c'est que tout cela, "les trois quart des journalistes ne le savent pas. Bien sûr que cette manifestation a lieu tous les ans,  bien sûr que 1 000 journalistes l'ont découvert parce qu'il y a eu des papiers de Mediapart, de Libération, les images de Yann et celles de ce vidéaste autrichien". C'est vrai : ils sont les seuls à avoir documenté en images cette manifestation.

"Les journaux devraient davantage investir dans le suivi de cette mouvance”

Ce n'est pas un hasard d'ailleurs que souvent, les reporters documentant sur le terrain ces groupuscules soient indépendants. C'est effectivement le cas du photojournaliste, Yann Castanier et de Maxime Macé. Une situation qui dit beaucoup de l'économie médiatique misant sur des journalistes extérieurs à leur rédaction, selon Marine Turchi. "Cela raconte que les journaux ont du mal à investir sur des gens qui vont passer du temps sur cette mouvance, car oui travailler sur ces groupes, c'est du temps, parfois du temps à ne pas écrire mais à identifier les gens car ce sont des chapelles qui se divisent, ça bouge beaucoup. Et puis, quand on est journaliste et photographe indépendant, on se met en danger sans avoir un journal derrière. Moi j'ai de la chance d'avoir une structure. Quand j'ai été menacée de mort, j'ai eu du soutien, j'ai eu l'avocat de Mediapart pour me défendre. Les journaux devraient davantage investir dans le suivi de cette mouvance."

"On a peur"

Car oui, couvrir ces groupuscules c'est dangereux. La journaliste de Mediapart, comme beaucoup d'autres reporters spécialistes de l'extrême droite, a été menacée et agressée. Marine Turchi rappelle d'ailleurs qu'elle ne peut désormais plus couvrir ces manifestations. "C'est bien pour ça que Yann Castanier y a été seul. je ne peux plus y aller depuis des années. Des membres de cette manifestation m'ont déjà menacée. J'ai fait condamner un homme qui gravite dans la sphère du Gud pour des menaces, des appels malveillants, des messages menaçants par plus de centaines. J'ai été intimidée par Axel  Lousteau et Olivier Duguet, les deux proches de Marine Le Pen qu'on retrouve dans la manifestation. Je rappelle qu'Olivier Duguet nous a attaqués en pleine rue et m'a dit : «Je vais te retrouver, je vais venir en bas de chez toi, je vais te tuer.» J'ai failli me prendre des coups de poing. On a peur quand on se retrouve dans ce type d'actions alors qu'on fait simplement son travail."

"On n'interroge jamais Marine Le Pen sur les porosités ou non idéologiques avec ces groupuscules"

Marine Le Pen a été la première à s'indigner de la manifestation du 6 mai. Dans la matinale de Sud Radio. Elle s'est offert le luxe de tenir ces propos : "En République, on ne manifeste pas masqué et en uniforme. Ces provocations ne peuvent pas être tolérées, quel que soit le camp d'où elles émanent. C'est inadmissible." Une réponse qui participe de cette lente stratégie de dédiabolisation qui fonctionne. Mais Bénédicte Laumond note aussi : "On n'interroge jamais Marine Le Pen et elle ne s'exprime jamais sur les porosités ou non idéologiques avec ces groupuscules, sur les chants qui ont eu lieu et comment elle se positionne par rapport au contenu de ces chants. Ça la mettrait très en difficulté car la porosité idéologique elle existe."

"S'il y avait eu plus de journalistes, on aurait pu, nous aussi, faire masse"

Si peu de journalistes pour couvrir le défilé du 6 mai, c'est un problème. Parce que ça laisse une petite dizaine de professionnel·les en première ligne, plus faciles à contrôler pour le service d'ordre que s'ils avaient été quatre fois plus de journalistes, rappelle Yann Castanier. Ou, en cas de débordements, pour montrer "la vraie nature de ce défilé", ajoute Marine Turchi. 

Pour aller plus loin

- Les travaux de Marine Turchi à Mediapart, de Maxime Macé à Libération, et de Yann Castanier (ainsi que le récit du photographe dans la Lettre-enquête de Mediapart).
- "Waffenkraft, le projet terroriste d'un gendarme néonazi", de Nadia Sweeny, chez Politis.
- Bénédicte Laumond, "Des passeurs en quête de prévention contre l'extrémisme de droite, l'exemple du Brandebourg en Allemagne", Revue française de science politique, mai 2020, pages 617 à 637.


Lire sur arretsurimages.net.