Effondrement du vivant : "On ne dit pas à quel point la biodiversité permet l'emploi"

La rédaction - - (In)visibilités - Scandales à retardement - 80 commentaires


Après notre série d'été sur l'effondrement en 2018, cette année, Arrêt sur images a choisi de revenir sur le sujet. Nous sommes en 2023, et le dérèglement climatique est de plus en plus présent dans les médias. Même les rédactions les plus réticentes s'y sont mises. Pourtant, un autre sujet, d'importance égale, semble encore loin d'être une priorité journalistique. Ce sujet, c'est l'effondrement de la biodiversité. La chute spectaculaire de la biomasse d'insectes, d'oiseaux, de poissons, de mammifères, et bientôt la disparition de nombreuses espèces, est-elle une fatalité ? Pourquoi ignorons-nous encore largement les appels des scientifiques du monde entier ? Comment les médias traitent-ils, ou plutôt ne traitent-ils pas, de cet enjeu majeur ? 

Pour mieux comprendre, nous recevons Hortense Chauvin, journaliste chez Reporterre ; Marine Lamoureux, journaliste à la Croix L'Hebdo après avoir longtemps couvert la biodiversité au sein du quotidien ; Éric Grosso, chargé de mission à la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ; et Pierre-Henri Gouyon, biologiste spécialiste des sciences de l'évolution et professeur émérite au Museum national d'histoire naturelle (MNHN).

"Un gros vide dans les médias" autour des espèces du quotidien

Souvent, quand les médias parlent de biodiversité, "ça va être très focalisé sur une espèce, et on va encore être dans un cadre de nature-spectacle, avec le joli petit bouquetin qui dévale les montagne, etc.", pointe Hortense Chauvin à propos de cette mise en avant des "espèces charismatiques" – habitude déjà remarquée par Daniel Schneidermann en 2015. Ce qui aboutit à ne pas politiser la question. Pour la LPO, Éric Grosso constate lui aussi que les médias préfèrent évoquer les oiseaux rares et prestigieux plutôt que les oiseaux plus communs : "C'est là où il y a un gros vide dans les médias."

"On ne gardera pas la biodiversité en sauvant les espèces une par une"

Les médias proposent de temps en temps des reportages sur le sauvetage d'espèces en danger ce qui contribue à propager l'idée fausse d'un état stable de la biodiversité, répandue autant chez les scientifiques que dans les médias, regrette Pierre-Henri Gouyon. "On ne gardera pas la biodiversité en sauvant les espèces une par une", explique-t-il : "C'est un équilibre dynamique, c'est comme un vélo, c'est en bougeant qu'elle se maintient, et si on essaie de la figer, on ne fera rien de bon. Si vous figez un vélo, vous le faites tomber."

"La santé, ce qu'on mange, ce qui nous environne, préoccupe beaucoup les gens"

Les reportages autour des grands projets d'artificialisation de terres opposent souvent l'emploi aux paysages et à la biodiversité. "Je pense que la santé, ce qu'on mange, ce qui nous environne, préoccupe beaucoup les gens, rappelle Marine Lamoureux. Donc justement, à nous aussi médias, de travailler ça et de ne pas être happés parce que culturellement, effectivement, on en est encore là, à penser que «bon, c'est des enjeux de long terme, et là on a un problème d'emploi de court terme»." Pour elle, il "incombe vraiment aux journaliste de dire que non, en fait ces enjeux-là ne sont pas de long terme, ils sont maintenant, et on aurait énormément à gagner à avoir des législations ambitieuses sur la biodiversité". Dans une autre partie de l'émission, elle et Pierre-Henri Gouyon signalaient d'ailleurs (comme d'autres scientifiques joints lors de la préparation de cette émission) que la biodiversité, en réalité, "permet l'emploi", ne serait-ce que par l'ensemble des externalités positives fournies gratuitement à nos sociétés, telles que la pollinisation, l'absence de ruissellement, la fertilité des sols.

Face aux lobbys, "remettre les discours à l'endroit en s'appuyant sur des faits objectifs"

Il y a quelques mois, France 3 concluait un reportage sur les raisons de l'effondrement des populations d'oiseaux des champs par l'intensification des pratiques agricoles (telles que l'usage massif des pesticides et la suppression des haies) avec l'interview d'un représentant de la FNSEA mettant en avant l'impossibilité de faire autrement. "Avoir une conclusion avec un scientifique aurait peut-être été plus judicieux", propose Hortense Chauvin. "Il faut remettre les discours à l'endroit. En s'appuyant justement sur des faits objectifs, sur des données, sur des études, sur les scientifiques, abonde Marine Lamoureux. Et en ne laissant pas le dernier mot aux lobbys."

Pour aller plus loin

- Quelques articles signés Hortense Chauvin pour Reporterre : sur les conséquences du dérèglement climatique pour la biodiversité, sur les canicules marines, sur le poids excessif des machines agricoles.
- Un reportage de Marine Lamoureux le long du Rhône, "bien commun chahuté de l'amont à l'aval".
- Les reportages où apparaît Éric Grosso diffusés pendant l'émission, sur TF1 et chez France 3.
- Les articles du Monde signés Perrine Mouterde, seule journaliste française qui soit dédiée à la couverture de l'effondrement de la biodiversité, par exemple à travers ce reportage et cet entretien sur la disparition des haies.
- Une conférence de Pierre-Henri Gouyon à propos de l'effondrement de la biodiversité. 
- Le naturaliste Guillaume Calu, sollicité sans succès pour la préparation de cette émission (il ne répond jamais aux sollicitations médiatiques)  a néanmoins ajouté des sources utiles sur Twitter suite à la mise en ligne de l'émission : les recommandations de l'Efsa en 2013, leur révision en 2023 et le communiqué de presse afférent. Et l'article de conférence évoqué par Pierre-Henri Gouyon dont le premier coauteur est employé par Bayer.


Lire sur arretsurimages.net.

Cet article est réservé aux abonné.e.s