Affaire Depardieu : "Il faut une vidéo pour qu'il y ait une réaction"

La rédaction - - Silences & censures - Médias traditionnels - (In)visibilités - 58 commentaires


L'émission Complément d'enquête diffusée sur France 2 le 7 décembre a fait l'effet d'une bombe. On y voit Gérard Depardieu en voyage en Corée du Nord aux côtés de l'écrivain et réalisateur Yann Moix pour un film qui pour l'instant n'a jamais été diffusé ; un Gérard Depardieu multipliant les obscénités à l'égard de son interprète nord-coréenne, propos sexuels réitérés à de nombreuses reprises, tellement nombreuses qu'on ne sait plus les compter… Depuis une semaine, tout le monde semble désormais reconnaître que le monde du cinéma a fauté à laisser ce "monstre sacré", comme on l’appelle, en roue libre. Pourtant, tout ça n’avait rien de nouveau. Les images l'étaient mais les propos, eux, ressemblaient étrangement à ceux qu'on avait déjà pu lire le concernant dans plusieurs enquêtes de Mediapart publiées en avril 2023 où une quinzaine de femmes témoignaient.

Pourquoi les enquêtes et témoignages révélés depuis plusieurs mois, n'ont-ils pas eu le retentissement du reportage de Complément d'enquête ? Les médias ont-ils aussi leur part de responsabilité ? Si complaisance il y a, n'est-elle pas, avant tout médiatique ? Comment faire pour que les enquêtes sur les violences sexuelles dans le milieu du cinéma, qu'on dit cadenassé par l’omerta, émergent partout ? Pour y répondre, deux invitées : Marine Turchi, journaliste au pôle enquêtes de Mediapart, à l'origine des premières révélations sur Gérard Depardieu etCamille Nevers, critique cinéma pour Libération et le Masque et la Plume, sur France Inter.

"Je ne voudrais pas que ces images effacent la hiérarchie entre les faits"

L'enquête de Mediapart d'avril 2023, la première sur le sujet, donnait à lire des témoignages de violences sexuelles sur une période allant de 2004 à 2022, allant de propos sexuels répétés à des récits d'agressions sexuelles voire de viols. Pour Marine Turchi, ces témoignages, en terme de gravité, doivent avoir bien plus d'importances que les propos de Gérard Depardieu tenus en Corée du Nord : "Qu'est-ce que ça raconte du crédit qu'on donne à la parole des femmes puisqu'elles ont déjà dit tout ça ? Il faut attendre une vidéo où lui dit les choses directement pour que finalement il y ait un émoi, une réaction y compris du cinéma. Et autre chose : il faut continuer à hiérarchiser les choses. Charlotte Arnould a porté plainte des viols et agressions sexuelles. Je ne voudrais pas que ces images effacent la hiérarchie qu'on doit faire."

"Quand ce sont des mineurs, la société entend. Quand ce sont des personnes majeures, il y a toujours un doute"

Toujours lors de ce voyage en Corée du Nord, lors de la visite d'un haras, Gérard Depardieu va jusqu'à sexualiser une petite fille d'une dizaine d'années, faisant du cheval à quelques mètres de lui, accompagné d'un adulte. Pour Marine Turchi, c'est bien cette séquence et non les propos de Gérard Depardieu sur les femmes ou les témoignages d'actrices l'accusant d'agressions sexuelles voire de viols, qui ont provoqué le scandale de ces derniers jours : "Je suis persuadée que c'est ça qui fait la différence car on l'a déjà expérimenté à Mediapart avec d'autres enquêtes. [...] Il y a toujours, le doute en France et c'est ça qui est terrible, quand c'est d'une femme majeure. On projette quelque chose de l'ordre : «Est-ce qu'elle l'aurait pas un peu cherché, est-ce qu'il n'y a pas une ambiguïté ? Alors que lorsque c'est une personne qui est mineure, on voit l'enfant et on entend ces paroles-là."

Depardieu, "ça n'a jamais été mon dossier sur le haut de la pile"

Marine Turchi tient tout de même à préciser que son propre journal a été l'objet de plusieurs alertes. "Ça n'a jamais été mon dossier sur le haut de la pile, si je suis honnête. Au moment où Charlotte Arnould nous prévient, on est en 2018 et au moment où l'enquête sort c'est en 2023. Nous-mêmes, il faut qu'on fasse aussi notre auto-critique. On s'est demandé si nous-mêmes, on n'était pas victime du biais «Ca va, c'est Gérard, on sait». Quelque part oui. Certes, on est débordés... Mais ça n'a pas été sur le haut de la pile. Pourquoi ? Parce qu'on avait l'impression que c'était déjà sorti".

Pour aller plus loin

- Les enquêtes de Mediapart sur Gérard Depardieu.
L'émission du Masque et la Plume du 24 septembre 2023.
1991, Patrick Sébastien au secours de Gérard Depardieu, un article d'Alizée Vincent sur notre site.

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