"Comment faire un film sur le Sénégal quand on est blanc et français ?"

La rédaction - - Fictions - (In)visibilités - 26 commentaires

Débat autour du doc La mort du Dieu Serpent

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C’est l’histoire d’une jeune femme, Koumba, dont les parents sénégalais sont arrivés en France quand elle avait deux ans, qui grandit dans le 19e arrondissement de Paris mais qui, à 20 ans, après une bagarre, se retrouve expulsée au Sénégal, pays qu’elle ne connaît pas. Koumba avait oublié de demander la nationalité française à sa majorité. Pendant plusieurs années, le réalisateur Damien Froidevaux a suivi la jeune femme qui, comme Ulysse, cumule les obstacles empêchant son retour en France, une Odyssée racontée dans le film La mort du Dieu serpent que nous diffusons jusqu’au 30 juindans le cadre de notre partenariat avec la plateforme de diffusion de documentaires de création Tënk.

Coulisses de l’émission, par Anne-Sophie Jacques

"Han c’est cool ici !" Les yeux de Mamadou sont comme des billes quand il entre dans notre bureau. Il est suivi par la dizaine de collégiens qui déboulent dans un brouhaha typique des jeunes ados surexcités. Pour clore notre saison de l’émission Classé télé – fin de l’année scolaire oblige – nous avions envie d’inviter les élèves du collège Gérard Philippe (18e arrondissement de Paris) que nous interrogeons tous les quinze jours sur une séquence d’actualité. Leur professeure d’histoire-géo Laura Mougel, qui anime l’atelier médias dans son collège, était enthousiaste. Les élèves, très emballés. Mais les faire intervenir sur quel sujet ? Parallèlement nous avions dans les tuyaux notre émission en partenariat avec Tënk, plateforme de diffusion de documentaires de création, que nous voulions reprendre après une pause électorale. Pourquoi ne pas coupler les deux ?

Nous avions sélectionné le film La mort du Dieu serpent (diffusé jusqu’au 30 juin ici, ne le manquez pas) réalisé par Damien Froidevaux. Un film d’une grande beauté autour d’un personnage principal, Koumba, jeune femme arrivée en France à l’âge de deux ans mais expulsée vers le Sénégal après une rixe qui a mal tourné. Koumba a alors une vingtaine d’année, elle débarque dans un pays qu’elle ne connaît pas, dans une famille qu’elle connaît peu, avec l’espoir d’y rester le moins longtemps possible, le temps de régler sa situation administrative. Car Koumba avait omis de demander la nationalité française à sa majorité.

Quand nous avons proposé ce dispositif totalement expérimental à Damien Froidevaux, il a immédiatement accepté. Son film avait déjà fait l’objet d’un exercice de critique documentaire dans le cadre d’un concours avec des lycéens, Le lycée pro crève l’écran. Le réalisateur travaille par ailleurs avec des ados pour sa websérie Chaud ! où des jeunes de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, se mettent en scène sur des sujets liés à l’écologie. Les gamins débordants d’énergie, ça le connaît.

Pour préparer l’émission, Laura Mougel a diffusé en deux temps le documentaire aux collégiens pendant son heure d’atelier, puis m’a envoyé leurs premières questions ou impressions. Pourquoi autant de gros mots dans la bouche de Koumba ? Pourquoi les relations avec sa famille au Sénégal sont-elles tendues ? Pourquoi dit-elle que les gens du village la regardent bizarrement ? Quand a-t-elle appris à parler sa langue d’origine si elle vit en France depuis ses deux ans ? Visiblement, les collégiens étaient inspirés. La veille du tournage, nous avons sélectionné trois d’entre eux pour intervenir sur le plateau : Mamadou, Maximilian, tous deux élèves de 6ème, et Minyana, élève de 4ème. Les autres ont assisté à l’émission sur des bancs. Laura et la professeure documentaliste Claire Cassaigne sont restées en régie.

A leur arrivée donc, les élèves étaient survoltés. Daniel leur a présenté l’équipe, puis le plateau de tournage – série de yeux-billes assurée. Une fois installés, j’ai expliqué à nos trois collégiens équipés d’un micro le principe de l’émission, puis quelques règles à respecter. On ne vous le cache pas : ils étaient intimidés. "C’est normal d’avoir le trac, leur ai-je dit, moi aussi je l’ai". Ah bon ? Ben oui. C’est la première fois que je présente toute seule l’émission, forcément, je pétoche. J’ajoute que moi aussi il m’arrive de bafouiller, de ne pas finir mes phrases. Ce n’est pas grave, il suffit de rassembler ses forces pour aller jusqu’au bout de ce qu’on veut dire. Finalement, ils n’ont pas eu besoin de moi. Ils ont assuré. La preuve : quand nous diffusons l’extrait de l’émission Les grandes gueules de RMC où les animateurs ont sommé la députée de la France insoumise Danièle Obono de dire "Vive la France", les mots sont venus tout seuls. Le mot racisme, notamment.

Le plus dur a été de créer les conditions d’une rencontre entre le réalisateur et les trois collégiens. A plusieurs reprises, pendant la diffusion des extraits, je leur ai proposé de poser directement les questions à Damien Froidevaux. Ce que Maximilian a fait avec cette apostrophe d’une extrême délicatesse : "sans vous offenser, Damien, [comme dit Koumba], toi tu penses qu'à ton film..." Une façon de lui faire remarquer que le réalisateur a peut-être provoqué son agressivité. Il est vrai que la jeune femme est, dans un premier temps, très en colère. Contre son expulsion, injuste, contre "ce pays sous-développé", contre le réalisateur qui la filme sans cesse, contre elle-même aussi, isolée, enfermée dans sa solitude que décrit parfaitement Froidevaux pendant l’émission.

Une fois les caméras éteintes, Mamadou me dit être déçu d’avoir "buggé". Comment ça, buggé ? "Mais non, tu as été très bon !" l'ai-je rassuré. Après une heure de tournage, autant dire que les collégiens ne tenaient plus en place. Ils ont exploré les moindres recoins de nos bureaux, ont fait les guignols devant les caméras, avant de reprendre le chemin de leur collège, laissant voler dans les airs leur bonne humeur et leur fraîcheur. Toujours bon à prendre en cette fin de canicule.

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