Devillers et Coudray : inter-légitimation corporatiste
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 28 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
C'est vendredi dernier. France Inter reçoit TF1. La grande station publique reçoit la grande chaîne privée.
Plus précisément, Sonia Devillers, animatrice de "l'Instant M", émission matinale consacrée aux medias de France Inter, reçoit Anne-Claire Coudray et Gilles Bouleau, présentateurs de TF1, qui arbitreront ce lundi soir le débat de cinq candidats à la présidentielle (les cinq "principaux candidats", comme dit TF1, qui croit aux sondages). Et Devillers tient à venger Coudray. Car Coudray vient d'être attaquée. Marine Le Pen aurait dit qu'elle "bouffait des yeux" Emmanuel Macron, lors d'une interview au 20 Heures de TF1, quelques jours plus tôt, interview où elle s'est montrée incapable d'interrompre le candidat, le laissant dérouler de longues minutes son monologue en roue libre.
Devillers pourrait interroger Coudray sur les raisons de ce moment de faiblesse. Interview non préparée ? Dispositif d'intimidation du candidat ? D'ailleurs, Coudray elle-même semble prête à l'autocritique : " je regarde plutôt mes feuilles ce soir-là", avoue-t-elle, un peu dépitée. Mais non. "Aurait-on dit la même chose à un homme ?"demande Devillers."C'est pas profondément sexiste ?" Autrement dit, ce que retient Devillers, ce n'est pas la mauvaise prestation de sa consoeur de TF1, mais le sexisme des attaques politiques dont elle a été victime. "Quand on disqualifie Laurent Delahousse pour les questions qu'il a posées, ou pas posées, à François Fillon, jamais on ne dit qu'il l'a dévoré des yeux" (à noter qu'elle ne se prononce pas non plus sur la qualité des interviews de Laurent Delahousse).
L'échange révèle d'abord les ravages d'un certain féminisme-alibi, qui occulte tout questionnement critique sérieux : deux femmes journalistes de puissants medias exhibent ici leur solidarité corporatiste sur le dos des exigences de leur métier -le questionnement critique, justement. Mais surtout, de décennie en décennie, la permanence des dispositifs d'inter-légitimation des medias mainstream, contre les agressions extérieures, notamment politiques. Touche pas à mes confrères, et consoeurs ! Ce réflexe d'autodéfense corporatiste est compréhensible, à l'heure où la mission même du journalisme est attaquée comme jamais, en Europe comme aux Etats-Unis. Mais ce recroquevillement sur ce qu'il a de plus médiocre, par les moyens les plus médiocres, n'est-il pas lui-même plus destructeur que toutes les attaques extérieures ?