Errances de journalistes dans les bars perdus de la République
Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Déontologie - Le matinaute - 106 commentairesJe serais responsable du Décodex, je me préparerais une semaine chargée.
Pour commencer, je m'intéresserais au journal télévisé de 20 Heures d'une certaine chaîne nommée France 2. Depuis deux mois, pas un débat sur la laïcité-l'intégration-les bars perdus de la République qui ne s'appuie sur un reportage du 20 Heures de France 2, diffusé le 7 décembre 2016, et contenant une séquence, en caméra cachée, dans un bar-PMU de Sevran. Dans cette séquence, on entendait (sans voir qui la prononçait) cette forte phrase :“Dans ce café, il n’y a pas de mixité. On est à Sevran, on n’est pas à Paris. T’es dans le 93 ici ! C’est des mentalités différentes, c’est comme au bled”. Les images étaient tournées par deux militantes de la "Brigade des mères", Nadia Remadna et Aziza Sayah,"suivies", explique-t-elle, par une journaliste de France 2, Caroline Sinz.
Illustrant à merveille les atteintes islamoïdes à "la laïcité à la française", le reportage est devenu le joujou favori des candidats à la présidentielle. Les camps Fillon, Le Pen, et Valls, s'en sont donnés à coeur joie. Hamon a été mis en difficulté sur ses accomodements supposés avec le machisme de comptoir. La semaine dernière encore, sur la même chaîne, et devant le même animateur (Pujadas) Wauquiez lui balançait le reportage à la figure.
Parfait. Sauf que. Au terme de plusieurs semaines de contre-enquête, le Bondy blog publiait le 10 mars un démontage en règle de la séquence, signé de sa directrice, Nassira El Moaddem. D'où il ressort que de fidèles habituées du bar s'appellent Hélène, Lucile, Elizabeth ou Jacqueline. D'où il ressort aussi que Sinz, contrairement à ce qu'elle affirme dans son commentaire du reportage, ne "suivait" pas les deux militantes de la Brigade des mères dans le Jockey Club, où elles ont pénétré seules. Elle n'y a personnellement effectué aucune enquête, se contentant de diffuser la séquence. Orange ou rouge, pour France 2 ?
C'est tout ? Pas tout à fait. Une autre émission de la même chaîne, Complément d'enquête, a envoyé par la suite un de ses journalistes en immersion au Jockey club. Ce journaliste, Mathieu Fauroux, y ayant dûment constaté la présence de femmes, l'idée de tourner le reportage a été abandonnée. On ne va tout de même pas rectifier le bidonnage du 20 Heures de la même chaîne ! Orange ou rouge, pour Complément d'enquête ?
C'est tout ? Pas encore. Dans un louable souci de contre-enquête, Le Monde, quelques jours avant la parution du Bondy blog, dépêchait à son tour à Sevran une de ses reporters. Dans le bar de la caméra cachée ? Pas tout à fait. Pour vérifier la véracité de la séquence, la reporter se rendait...dans un autre bar-PMU, le Livingstone. Il est vrai qu'à Sevran, rien ne ressemble plus à un bar-PMU qu'un autre bar-PMU (à la décharge de la reporter du Monde, un plan furtif, au tout début du même reportage de France 2, montre la terrasse du Livingstone). Orange ou rouge, pour cette malencontreuse erreur de comptoir ? (mise à jour, 9 heures 45 : à 9 heures 30 ce matin, 15 minutes après mise en ligne de cette chronique, Le Monde rectifiait son propre article).
A l'heure où écrit le matinaute, le 20 Heures de France 2 n'a pas encore diffusé de reportage rectificatif. Seul le site Franceinfo a timidement amorcé le mouvement, en s'appuyant, non pas sur le Bondy blog (qui n'est cité incidemment qu'à la fin de son petit article) mais sur un reportage de France bleu Paris, réalisé après la contre-enquête du Bondy blog. Comme si l'initiative de cette contre-enquête revenait finalement à la station publique. Ou comment un bidonnage initial révèle toute une chaîne de micro-manipulations.