Opération Juncker : l'esprit Youtubeurs terrasse Google
Daniel Schneidermann - - Nouveaux medias - Le matinaute - 44 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
"Confier à quelqu'un qui a été ministre des Finances 18 ans du plus grand paradis fiscal en Europe la mission de lutter contre l'évasion fiscale, est-ce que ce ne serait pas désigner comme chef de police un braqueur de banque ?"
Bigre. Le Luxleaks, mais aussi les perturbateurs endocriniens, ou encore le pantouflage de Barroso chez Goldman Sachs : enfin une interview (en français) de Jean-Claude Juncker sur les sujets du moment qui fâchent. Celle qui a posé toutes ces questions au président de la commission n'est pas une journaliste chevronnée, accréditée à Bruxelles depuis des décennies. C'est une jeune youtubeuse jusqu'alors spécialisée dans les conseils de vie quotidienne écolo, Laetitia Nadji. Sans précautions verbales particulières. Et tenez-vous bien : toute l'opération a été montée par Youtube.
Est-ce à dire que Youtube a tenté de faire trébucher Juncker sur les scandales du moment ? Pas vraiment. Si l'on comprend bien, ce serait plutôt l'inverse. Parce qu'après cette interview, Nadji, comme le raconte L'Obs, en a dévoilé les coulisses. Avant l'interview, un lobbyiste de Google (maison mère de Youtube) demande à relire ses questions. Luxleaks ? Barroso ? Quelles questions déplaisantes ! Pourquoi ne pas plutôt interroger Juncker sur son chien Platon, ou sur sa conception du bonheur ? Avec cet argument-choc : "Tu ne vas pas non plus te mettre à dos la Commission européenne et Youtube, et tous les gens croient en toi. Enfin, sauf si tu comptes pas faire long feu sur Youtube". Mais voilà. Toute novice en politique qu'elle soit, Laetitia Nadji réalise bien qu'on tente de la manipuler, et de l'intimider. Mesure de précaution : un de ses proches enregistre ces menaces et cette tentative de manipulation.
Car elle n'a pas préparé l'interview seule. Si, à l'image, la jeune youtubeuse lit laborieusement ses notes, c'est parce que ses questions ont été préparées. Et non pas par Youtube, mais avec l'aide du collectif de gauche Osons causer (que nous avions reçu au printemps, quand ce collectif de youtubeurs participait au mouvement #OnVautMieuxqueCa). L'interview terminée, et diffusée, Nadji raconte même la suite : convoquée le lendemain chez Google France, elle se voit contre toute attente félicitée d'avoir tenu bon face aux pressions, mais on lui propose aussi un contrat "d'ambassadrice Youtube" tout autour du monde, pendant un an. A la clé, une enveloppe de 25 000 euros. Contrat qu'elle refuse, ayant flairé comme une drôle d'odeur au paradis de la libre expression. Pas folle, la youtubeuse.
Morale de cette fable réjouissante ? Un conflit entre la stratégie de com' de Google (monter une opération lèche-bottes sophistiquée pour tenter de se mettre Juncker dans la poche), et "l'esprit youtubeurs", cet esprit tissé de sincérité, et de confiance entre les jeunes vedettes et "leur communauté". Comme le dit Laetitia Nadji elle-même, "je voulais être honnête avec moi-même, et surtout je voulais être honnête envers toutes les personnes qui m'avaient fait confiance". Comme l'avait aussi expérimenté Facebook voici quelques jours en tentant de censurer la photo historique d'une fillette vietnamienne napalmée, il ne suffit pas d'être les génies mondiaux de l'agorithme pour s'improviser journalistes. Où l'on découvre que même un lobbyiste de la multinationale hégémonique de la révolution numérique n'a jamais entendu parler de l'effet Streisand. On apprend tous les jours. Résultat du match : "Youtubeurs 1, Google 0".