Attentats : "il faut rire du pire !"

La rédaction - - Humour - 129 commentaires

Enregistrée la veille du carnage de Nice, notre émission avec l'humoriste Yassine Belattar


Rire de tout, rire malgré tout : mais où est passé le rire dans cette saison écoulée, marquée par les attentats, l'état d'urgence, le mouvement social, et tragiquement clôturée par l'attentat de Nice ? Pour cette dernière émission avant notre série d’été (dont le thème est révélé au cours de l'émission), nous explorons le rire mainstream, le rire des marges, et le rire entre les deux, s’il existe, avec Yassine Belattar, humoriste et directeur artistique du Théâtre de Dix heures situé en plein Pigalle à Paris. Attention : l'émission a été enregistrée le 13 juillet, à la veille de l'attentat de Nice.

Résumé de l’émission par Anne-Sophie Jacques

Clôturer notre saison d'émissions avec un humoriste : voilà l'envie que nous avons eue au début de la semaine, alors que le souvenir des attentats du Bataclan ou de Bruxelles (pour ne parler que des attentats européens) semblait s'estomper. On était alors quelques jours avant l'attentat de Nice, et rendez-vous fut pris avec Yassine Belattar mercredi 13 juillet, en fin de journée (il est toujours problématique de trouver des invités disponibles au milieu des ponts).

Peut-être avez-vous croisé Yassine Belattar au détour d’une émission de télé ou de radio. Peut-être l’avez-vous croisé sur scène à Paris ou bien dans les villes tenues par le Front national où il est allé jouer son spectacle Ingérable. Peut-être avez-vous regardé une des "conneries de la semaine" qu’il poste sur Youtube depuis la mi-février. Mais peut-être aussi que vous n’en avez jamais entendu parler. Belattar est au nombre de ces humoristes pas inconnus, mais pas vraiment connus non plus. Normal: il se présente aujourd’hui comme celui qui a pris "le maquis artistique". Une forme de rebellion vis-à-vis des médias, histoire de susciter "un élan humoristique que la télé ne peut plus offrir" comme il le confie à la journaliste du Monde Sophie Blanchard, qui lui a consacré récemment un papier sur son blog Scènes de rire.

Un élan culotté : Belattar n’hésite pas, dans son spectacle, à rire des attentats de Charlie en se moquant des terroristes. Les frères Kouachi ? Franchement, quels amateurs ! Les gars qui sonnent au numéro 12 alors que les bureaux de Charlie Hebdo sont au 10 ! Et les premières questions que nous lui posons, revues ce vendredi 15 juillet alors que les 84 morts de la Promenade des Anglais remplissent les écrans, prennent une résonance singulière. Quand et pourquoi a-t-il eu envie de rire de ces événements douloureux ? Quasiment tout de suite après les larmes et le traumatisme, répond Belattar. Car il faut bien rire. Une forme de catharsis à la Luz, dessinateur rescapé de cet attentat et que nous avions reçu sur notre plateau.

Si Belattar a pris connaissance des tueries du 7 janvier alors qu’il était à l’antenne de Beur FM, où il animait la matinale, le 13 novembre il était en revanche sur scène. Ce soir-là il a vu ses spectateurs inquiets sur leur portable. Et de raconter que les Blancs ont attendu sagement la fin du spectacle pour lui apprendre la nouvelle tandis que les Noirs ou les Arabes ont tout de suite alerté l’humoriste. Rire tout de suite pour faire un deuil qui n’a pas de couleur ou d’appartenance sociale. Rire sur scène, d’accord, mais aurait-il pu rire de la sorte sur un plateau télé ? Oui ! répond Belattar qui regrette aujourd’hui que certains humoristes s’autocensurent.

Est-ce sa liberté de ton qui lui a valu des carrières écourtées dans les médias institutionnels ? Probablement. Belattar a commencé sa carrière sur Génération FM – où il était libre de faire ce qu’il voulait et où s'est construit son militantisme. Ensuite vient suite la télé: en 2006, il tient une chronique dans l'émission de Pascale Clark En aparté, diffusée sur Canal+ juste avant que l’émission ne soit retirée de la grille. Quand en 2009 il anime Le Belattar Show sur France 4, ce talk-show satirique n'est pas reconduit. Idem pour On achève bien l'info, autre talk-show qu’il a animé là encore sur France 4.

Quant à son passage en 2010 dans la Matinale du Mouv – la radio du service public pour les jeunes – il est également de courte durée. Est-ce en raison de son interview musclée de Robert Ménard invité à l’occasion de la sortie de son livre Vive Le Pen en avril 2011 ? Il faut entendre l'échange, qui se conclut par le départ de Ménard. Mais plus largement, le directeur de la station de l’époque, Patrice Blanc-Francard, lui reprochait de "faire du Beur FM". Ménard que l’humoriste voit comme ""un monstre créé par les médias". (Acte 1)

Mais Belattar est également un enfant de Canal+. D’ailleurs, son spectacle est co-écrit avec trois ex-auteurs des Guignols de l’info, Lionel Dutemple, Julien Hervé, Philippe Mechelen, virés par Vincent Bolloré. Des auteurs alors grassement payés – 45 000 euros mensuels. L’humoriste a en effet animé La Grosse émission sur Comédie +, chaîne du groupe Canal+… mais là encore pendant quatre petits mois. La production est ensuite passée dans les mains de Cyril Hanouna, ce qui a conduit Belattar à quitter l’émission puisque les deux hommes "ne font pas le même métier".

Est-il pour autant un provocateur ? "Ce n’est pas automatique" répond Belattar. Il salue cela dit la prise de risque de l’humoriste allemand Jan Böhmermann. Ce dernier, comme nous le racontions ici, a traité le président turc Recep Tayip Erdogan d’enculeur de chèvres (entre autres) dans son émission diffusée fin mars sur la chaîne publique ZDF. Une façon de rappeler à Erdogan l'existence de la liberté de la presse en Allemagne mais aussi ses limites. Belattar fait alors référence à Pierre Dumayet, producteur de l’émission Cinq colonnes à la Une (et accessoirement grand-père de son épouse) qui savait être à l’époque transgressif. Et de se lamenter sur la télé d’aujourd’hui – et notamment NRJ12 ou la téléréalité – qui transforme toute une génération. (Acte 2)

Doit-on être nostalgique de la télé d’hier ? Pas pour Belattar qui estime que Desproges, Coluche ou Le Luron n’auraient plus leur place aujourd’hui, tant le public a changé. La France est aujourd’hui compartimentée – elle s’est communautarisée mais pas dans le bon sens, selon l’humoriste, qui a notamment la dent dure contre les Restos du Cœur ""devenus de la merde". Et que penser des interviews décomplexées mené par Cyrille Eldin (qui va présenter à la rentrée Le Petit journal sur Canal+), notamment celle de Marine Le Pen, épluchée par Didier Porte ici-même ? Belattar regrette cette connivence dont les politiques sortent toujours gagnants. On peut rigoler des politiques mais pas avec les politiques. Et notamment rire de Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture et porte-parole du gouvernement, qui répond aux questions des journalistes sur le salaire du coiffeur de François Hollande (demi-scoop du Canard enchaîné comme nous l’avons épinglé ici). (Acte 3)

L’humoriste s’est réfugié sur scène… mais aussi sur Youtube, espace qui déstabilise les médias traditionnels comme on peut le constater dans l’émission On n’est pas couché où Ruquier invitait la youtubeuse Natoo. Cette dernière a été choquée devant tant de condescendance vis-à-vis d’elle. Belattar y voit une forme d’inquiétude de la part de Ruquier qui n’imagine pas une seconde que des personnalités puissent percer sans être passer auparavant sur son plateau. Des Youtubeurs qui font recette et qui parfois acceptent d’être enrôlés par le gouvernement. C’est le cas de Kevin Razy, jeune humoriste membre du Studio Bagel et dont la chaîne Youtube compte près de 250 000 abonnés. Une vedette donc qui a accepté en février dernier de tourner pour la campagne contre les théories complotistes. Le complotisme : un sujet qui nous a tellement intéressés… que nous y consacrerons notre série d'émissions d'été à partir de la semaine prochaine, scoop de fin de cette émission-là ! (Acte 3)

Lire sur arretsurimages.net.

Cet article est réservé aux abonné.e.s