La patronne du Guardian, et sa vérité perdue
Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Le matinaute - 46 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Dans la désolation de l'après Brexit, une journaliste contemple le paysage de ruines.
C'est la nouvelle rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner. On est passé, analyse-t-elle dans un long texte promptement repris par Le Monde à la "politique de la post-vérité". Ça fait peur, la "post-vérité". Un peu comme la "post-démocratie". Mais qui donc a tué la vérité ? Accrochez-vous : les réseaux sociaux. Et plus précisément, les algorithmes, qui enferment l'internaute-citoyen dans les messages transmis par ses amis ou ses followers, et le détournent de ceux des journalistes encartés. Donc, la grande patronne du Guardian, en 2016, découvre la puissance des algorithmes. Mieux vaut tard que jamais. Bientôt, elle découvrira le pouvoir de la télé (Katharine, si par hasard vous nous lisez, regardez donc cette émission de 2014 avec Gérald Bronner. Tout y est).
C'est vrai que le camp du Leave a beaucoup menti. Effrontément. Avec un insoutenable cynisme, sans précédent connu à l'époque moderne. La reconnaissance par Nigel Farage, dès le lendemain du scrutin, du caractère mensonger d'une promesse majeure (qu'il n'avait d'ailleurs pas formulée lui-même, soit dit en passant) est sans précédent. Et la presse anti-Brexit, en tête de laquelle le Guardian, n'a pas su contrecarrer ces mensonges. Pourquoi ? Signalons d'abord que la position du Guardian, en inflexible défenseur des faits sacrés, serait plus forte si le journal lui-même était irréprochable. Par exemple, s'il ne menait pas une campagne acharnée contre Corbyn, avec son lot de dérapages : on vous racontait hier comment, par exemple, le Guardian avait assuré que Thomas Piketty avait claqué la porte de l'équipe des conseillers de Corbyn pour protester contre la mollesse de l'engagement du chef du Labour, avant de rectifier en petits caractères. Non, si Piketty avait décidé de partir, c'était bien avant le scrutin, et pour des raisons d'emploi du temps. Ennuyeux.
Le Remain, lui, a moins menti que le Leave. Il a procédé différemment. Il a multiplié les prévisions apocalyptiques en cas de Brexit. Evidemment, ce mode de propagande est plus difficile à fact-checker que le précédent. Comment fact-checker une prévision, sinon en attendant qu'elle se réalise (ou non) ? Mais Viner ne voit pas le problème. "Si 99 experts prédisaient un effondrement de l'économie (en cas de Brexit) et qu'un seul était d'un avis contraire, la BBC nous expliquait que chaque camp avait son point de vue" déplore-t-elle. Autrement dit, la rédactrice en chef du Guardian reproche à la BBC de ne pas avoir fait campagne aveuglément pour le Remain. Qu'aurait-elle préféré ? Que la totalité des medias britanniques militent pour une vérité officielle ? Mais qui sélectionne les fameux "99 experts" économiques qui ont accès à l'espace public ? En fonction de quels critères ? Comment leur indépendance par rapport à la finance est-elle évaluée ? Les medias britanniques, l'université britannique, les sélectionnent-ils de manière plus pluraliste que les medias ou l'université française (pour mémoire, voir ici et là) ? Tout au long de son (interminable) article, ces questions n'effleurent pas Katharine Viner. Le Guardian est mal parti.
Sans compter qu'il y a encore bien d'autres formes de mensonges. Plus invisibles, plus indécelables. On peut aussi mentir en surcouvrant les fumigènes, comme -revenons en France- les distrayantes guerres de palais entre Hollande, Valls et Macron. En faisant semblant d'y chercher de vrais enjeux. En multipliant les commentaires hippiques sur le sujet. C'est une autre manière d'entrer dans la "post-vérité".
Sur cette constatation, le matinaute s'en va quelques semaines chercher la vérité dans la redécouverte des grasses matinées. Mais comme chaque été, il ne dormira que d'un oeil. A bientôt.