Lanzmann sur Wiesel, carambolage dans les hommages

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 118 commentaires

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Carambolage dans les hommages. Journaliste à France Inter, Laetitia Gayet

ne sait pas ce qui l'attend, ce dimanche matin, quand elle appelle Claude Lanzmann. "Il y a bien sûr la mort de Michel Rocard, mais il y a aussi la mort hier d'Elie Wiesel. Claude Lanzmann, que représentait pour vous Elie Wiesel ?" Silence du nonagénaire, au bout du fil. "Quand vous m'avez appelé hier soir j'ai cru qu'il s'agirait de Michel Rocard, que j'aimais beaucoup par ailleurs. Bon alors euh. Vous avez dit hommage, il y aura sans doute beaucoup de gens pour le faire, mais moi c'est un peu différent. Je ne suis pas fanatique d'Elie Wiesel à beaucoup d'égards."

Gayet, voix hésitante : "c'est à dire ?" "Quand le gouvernement israélien m'a demandé si je consentirais à m'attaquer à Shoah, je me suis dit qu'il faudrait envisager de le prendre comme protagoniste, un des protagonistes, du film que je devais faire. Donc je l'ai vu avec sa femme à New York, j'ai diné avec eux. Et quand j'ai annoncé qu'il s'agissait d'une commande, j'ai cru que je commettais un crime de lèse-majesté ou que j'annonçais la fin du monde."

Gayet réalise qu'il va lui falloir opérer un recadrage en direct. En temps ordinaire, c'est une technique de base du journaliste radio pour gérer un invité déraillant. Mais recadre-t-on Lanzmann ? "Claude Lanzmann, j'entends bien ce que vous dites. J'avais juste une question. Elie Wiesel disait : "l'oubli nest pas une maladie individuelle, mais une maladie collective. Vous êtes d'accord avec ça ?" "Je ne comprends pas ce que vous m'avez dit" "Eh bien, Elie Wiesel lui pensait qu'oublier les victimes reviendrait à les tuer une deuxième fois. Vous êtes d'accord malgré tout avec ça ?" A noter le "malgré tout". Malgré cette querelle de vieillards que vous exhumez aujourd'hui, pourrait-on se mettre d'accord sur une belle et bonne platitude ? "Que quoi reviendrait une deuxième fois ?" "Je vais reposer ma question. Elie Wiesel disait qu'oublier les victimes, puisqu'il a été victime de la Shoah, et notamment rescapé d'Auschwitz-Birkenau..." "Ecoutez je sais tout ça, oui !" Gayet, en désespoir de formulation :"Est-ce que vous êtes d'accord avec l'idée qu'il ne faut pas 'oublier les victimes ?" "Bah évidemment qu'il ne faut pas oublier les victimes. Mais pourquoi m'interrompez-vous pour me dire cela ? J'avais commencé à vous expliquer quelque chose, qui devient incompréhensible si vous ne me laissez pas aller jusqu'au bout".

Il reste trois minutes trente. C'est long, trois minutes trente. Ça n'a jamais été si long. Gayet réalise qu'elle n'a d'autre choix que de laisser Lanzmann en roue libre, exposer sans pudeur cette querelle de légitimités sur l'extermination, puisqu'il ne s'agit au fond que de cela, Lanzmann reprochant à Wiesel de lui avoir dénié la légitimité de réaliser Shoah, pour cause de non déportation personnelle. Lanzmann appelle à la rescousse Imre Kertész, le Nobel "de littérature, lui, pas de la paix", (mort en mars dernier) selon qui Wiesel aurait passé à Auschwitz "en tout et pour tout 3 ou 4 nuits et jours" (cette citation de Kertész par Lanzmann est contestée). Avant de lui reprocher d'avoir tardé à encenser Shoah. On est partagé entre le rire nerveux, l'effroi devant l'obscénité de l'ego pourtant proverbial de Lanzmann, une certaine admiration tout de même devant son mépris radical des convenances radio-nécrologiques élémentaires, et l'accablement à la pensée de ce que les vautours du négationnisme feront fatalement un jour, font sans doute déjà, de ce grand moment de radio.

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