Dominique Seux et les prud'hommes : tiens, un grumeau !
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 73 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
C'est un bout de phrase de Patrick Cohen qui pourrait presque passer inaperçu.
"Les Echos, votre journal" lance Cohen à son chroniqueur économique Dominique Seux. Ah oui, tiens, c'est vrai, on risquait de l'oublier, à la longue : Seux est directeur délégué de la rédaction du quotidien économique de LVMH (rappel : il risque d'être question de LVMH, sur notre plateau de cette semaine). A force de l'entendre, chaque matin, à force qu'il se glisse dans l'intimité familiale, à force qu'il copine avec les chaudes voix de Thomas, Patrick et Charline, à force qu'il se fonde dans la stimulante bonne humeur matinale en s'efforçant de ne pas faire de grumeau, on l'oublierait presque. Il est bon de le rappeler.
Mais pourquoi donc Seux évoque-t-il son propre journal ce matin, au risque d'attirer l'attention sur son discret badge patronal ? Parce que la ministre du travail, Myriam El Khomri, a accordé une interview aux Echos, sur sa réforme du droit du travail, visant (notamment) à "détricoter" un peu davantage les 35 heures, et à restreindre le pouvoir d'appréciation des prud'hommes dans les licenciements (je n'entre pas dans le détail, vous pouvez surfer un peu partout). Une interview aux Echos, après que les principaux points de son projet de loi ont fuité, la veille, dans Le Parisien : si vous ne voyez pas assez comment la presse de Bernard Arnault se charge de "vendre" la loi El Khomri ("la loi El Macron" plaisante Seux, pour détendre l'atmosphère), on peut vous faire un dessin.
Au micro de France Inter, donc, Seux en rajoute une couche, sans doute à destination des auditeurs qui ne liraient ni Le Parisien ni Les Echos. En insistant sur un aspect particulier de la loi : la Justice est éjectée des conflits du travail, comme elle a été éjectée de la lutte anti-terroriste par les dispositions de l'état d'urgence. Responsable de cette éjection, selon Seux : ses délais, et sa loterie. Autrement dit, les juges eux-mêmes "qui devraient, je crois, réfléchir à ce qu'il en est" conclut Seux. Traduction libre : balaie devant ta porte, Themis, avant de chouiner.
En quelques mots, ce sont deux énormités qui sont ainsi projetées dans le café du matin. Une loterie, la Justice ? Eh oui. Certes. Mais c'est précisément son rôle. Dans une démocratie, le rôle des juges consiste précisément à appliquer le droit aux circonstances particulières de chaque affaire, après les avoir éclairées du mieux qu'elle peut. Et donc, oui, en accordant parfois des indemnités plus ou moins généreuses, en fonction des circonstances. Quant aux "délais" ! Sans doute Seux n'a-t-il pas entendu, quelques jours plus tôt, les reportages consacrés à la misère du tribunal de Bobigny, auquel manquent jusqu'aux rouleaux de scotch et aux agrafes, sans parler des postes de magistrats. Sans doute s'imagine-t-il que la Justice, cette perverse, prolonge ses délais pour le plaisir de les prolonger. Si les délais de la Justice sont longs, c'est parce que l'Etat entretient sa misère. Et si l'Etat entretient sa misère, s'il rogne partout où il le peut, c'est (notamment) parce que la presse Arnault ne cesse d'appeler aux baisses d'impôts. Bref.
Dominique Seux n'est pas en cause personnellement. Il matrise parfaitement l'argumentaire patronal, il est agréable à écouter, efficace aussi dans le débat contradictoire (le voir ici sur notre plateau) mais enfin, il porte la parole du patronat. Habituellement avec finesse (sauf exceptions, donc) mais c'est, chaque matin, le MEDEF qui, sans contradiction, se fond dans la bonne humeur de France Inter (à l'exception du vendredi, un jour sur cinq, où Seux est opposé à un économiste keynesien dans une joute de rattrapage). Pourquoi cette chronique quotidienne n'est-elle pas confiée à un journaliste de la station ? On objectera que la tonalité de France Inter étant, sur le plan sociétal, plutôt de centre-gauche, disons taubirienne, Seux est là pour rééquilibrer la sauce. C'est une certaine conception de la cuisine.
Variations sur Themis, Google images