Sur une affiche en noir et blanc
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 71 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Ah, sacré coup de cafard, ce matin. Et bouffée de nostalgie.
Allergiques à la mélancolie, caractères solidement positifs, surtout passez votre chemin, ne lisez pas ce qui suit. Et pour les autres, une devinette : qui est ce personnage, dont les rézosociaux m'offrent la photo au réveil ?
Ces cheveux flottant au vent de l'aventure.
Ce regard résolu fixé sur l'avenir radieux.
Allons, cherchez bien.
Langue au chat ?
Mais oui. C'est Jean-Yves Le Drian, sur l'affiche de sa deuxième candidature aux législatives, en 1981 (il avait été élu pour la première fois en 1978), telle que l'exhume, parmi d'autres, Science Po Paris.
Le Drian, candidat en 81, après la dissolution de l'Assemblée, consécutive à l'élection de François Mitterrand. Un gros tiers de siècle plus tard, le même est devenu ce vieux cumulard qui s'efforce de vendre aux Indiens les avions de Dassault, et feint de ne pas entendre les interpellations du Petit journal, parti le pourchasser jusqu'à New Delhi.
1981. La "vague rose". Ces nouveaux députés barbus, joyeux, qui s'interpellaient incrédules dans les travées de l'hémicycle. Dans les semaines suivantes, ils allaient changer la vie, abolir la peine de mort, voter la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, les lois Auroux, la limitation des reconduites à la frontières des immigrés en situation irrégulière, la décentralisation, et tant d'autres réformes. Combien en reste-t-il parmi ceux, aujourd'hui, qui s'épuisent à trouver, pour la déchéance de nationalité pour les terroristes, et la suppression des 35 Heures, les formules qui permettront de le faire sans le dire, tout en le disant sans le faire ?
Le supplément week-end du Monde, dont j'étais alors pigiste régulier, et pas peu fier, avait décidé d'inaugurer une nouvelle rubrique : la vie en rose. Il s'agissait d'aller ratisser le "terrain", à la recherche de tout ce qui, avec l'élection de Mitterrand, allait forcément changer "à la base". Des initiatives, des décloisonnements de pensée et de pratique qui, sans nul doute, allaient foisonner dans les quartiers, les usines, les villages, les facs. Après quelques semaines, et quel que fût mon désir d'intensifier ma collaboration avec le journal, il fallut se rendre à l'évidence : le gisement de sujets s'asséchait. A la base, rien ne changeait vraiment. Après quelques semaines, la nouvelle rubrique mourut de sa belle mort. Deux ans plus tard, Mitterrand choisissait l'amarrage à l'Europe, plutôt que l'aventure du changement solitaire. On en est encore là.
Ce gros tiers de siècle aura nourri, pour une partie de ma génération, un irrémédiable scepticisme, non seulement envers la sincérité de la politique institutionnelle nationale, mais pour sa simple efficacité. Il nous aura appris à ne plus jamais croire à aucune promesse, à aucun slogan. A voter mécaniquement, au premier tour pour les marges, et au second tour pour la marionnette la moins pire, comme s'il n'y avait jamais d'autre solution. Il nous aura appris que l'espoir utopique de "changer la vie" ne peut s'exercer que dans des cercles étroits, familiaux, amicaux, professionnels, dans son quartier, dans sa commune à la limite, et qu'une Taubira, dont on annonce la démission pile à l'heure où je termine ce billet, n'a, dans un gouvernement, aucun autre destin possible qu'alibi ou icône. Je vous avais prévenu, aujourd'hui on n'est pas gai. Du pouvoir des vieilles photos en noir et blanc.