Dans la famille Le Pen, L'Obs demande Jean-Marie
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 42 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
C'est une enquête politique ordinaire
, un de ces longs articles qu'adorent les journalistes politiques -et leurs lecteurs. Il y est question de la saga politique des trois générations Le Pen, l'action se situe entièrement dans les Hauts de Seine, entre le domaine de Montretout, et les villas de Le Pen (Jean-Marie) et Le Pen (Marine) à Rueil-Malmaison et La Celle Saint Cloud. On n'y apprend pas grand chose de neuf, sinon le nom des deux chiens de Jean-Marie (Sergent et Major), et les circonstances détaillées dans lesquelles ils ont tué un chaton tigré qu'adorait Marine, ce félicide involontaire entraînant le départ de celle-ci, "en larmes", du domaine familial, son installation dans une villa achetée avec son compagnon, et toutes les conséquences politiques qui s'ensuivirent. Bref, c'est ce qu'on appelle au pays des hebdos une "cover story", une saga à mi-chemin entre les Belles demeures et le drame cornélien, l'article roi, le plus fouillé de la semaine, le plus soigné, avec une icono maousse, celui qui fait la couverture (même si cette semaine, il ne la fait pas, la couverture de L'Obs). Il est signé du directeur adjoint de L'Obs, Renaud Dély. Que du bon.
En apparence, donc, rien à signaler. Sauf qu'on sort de l'article avec un étrange sentiment d'empathie envers le patriarche, Jean-Marie Le Pen, et un tout aussi étrange sentiment de répulsion envers le n° 2 du FN, Florian Philippot. Comment est-ce possible ? Retournons-y, et regardons l'objet en détail.
Jean-Marie Le Pen est cité de nombreuses fois. Toutes ces citations sont positives. Le président d'honneur est désigné de plusieurs manières. Comme un patriarche attentionné, et affectueux. Il est "épaté" par sa petite fille Marion, et "pouffe" en évoquant l'excessif amour des chats de Marine. Il a un "sourire farceur", il est "d'humeur badine". Seules notations (légèrement) négatives : il est trop présent, et son humour de vieillard n'est pas toujours compris. S'il est "amusé" par les prudences de sa fille, il "colle à Marine comme le scotch du capitaine Haddock". Il faut admettre qu'il "a le compliment vache" et qu' 'il rigole", quand il compare sa fille à Jeannette Vermeersch, épouse de feu le chef communiste français Maurice Thorez, pour la convaincre de se présenter aux prochaines régionales.
Jeannette Vermeersch et Maurice Thorez
Car voilà où se noue le drame familial : comme bien des vieux, il "a peur de gêner, sa fille comme son parti", il est "vexé d'être mis à l'écart", il endure "le sort cruel" de ne pas arriver à capter l'attention de sa fille entre deux avions, il "se désole qu'elle ne l'écoute plus". D'autant qu'il a été "durement éprouvé par le choc de l'incendie" de sa villa de Rueil-Malmaison, incendie raconté dans les moindres détails. A ce vieillard en peine, tout est donc pardonné. Ses "penchants conspirationnistes"' à propos des attentats sont évoqués au détour d'une phrase, sans commentaire. Et quand il parle de "fournée" à propos de Patrick Bruel, il ne s'agit que d'une "saillie aux relents antisémites".
Philippot, en revanche, est toujours cité de manière négative. Ce "jeune homme pressé", cet "opportuniste en chef", désigné par ses adversaires "sous un sobriquet peu flatteur, l'énarque", "exhorte Marine à tuer le père". Pour ce faire, il a "pris le contrôle de la stratégie du parti et de l'esprit de Marine Le Pen". Mieux : il l'a "gouroutisée", au point qu'on le surnomme "le Banier de Marine". Mais le gourou, qui est aussi maffieux sur les bords, ourdit des coups en douce. Dély rapporte ainsi avec délices que son entourage est soupçonné d'avoir tenté une sombre manoeuvre d'intimidation envers Marion Le Pen, en organisant un cambriolage nocturne de la demeure de Montretout une nuit qu'elle y dormait seule.
Plus fort encore, Renaud Dély réussit même l'exploit d'inscrire à la colonne passif ses positions pro gay, et la réaction positive du FN à l'élection de Tsipras. En effet, c'est "la tête tout à ses apparitions médiatiques, le nez plongé dans les sondages" qu'il participe aux instances du Parti, pour y infléchir la ligne. Et Dély de citer un pur et dur : "regarder les sondages pour savoir ce que l'on doit penser, c'est abandonner le volontarisme politique, c'est trahir le FN". Minute n'écrirait pas mieux. Ah, rendez-nous un FN ouvertement raciste, complotiste et antisémite, le FN des baroudeurs et ratonneurs de l'époque héroïque, tel qu'on adorait tant le détester !
Bref, L'Obs a inoculé à ses lecteurs sept pages de jeanmarisme en douce. Cette entreprise est-elle délibérée de la part de l'auteur ? Si oui, dans quel but politique tortueux ? Si non, si le directeur adjoint a laissé libre cours à son inconscient, que révèle-t-elle sur lui-même ? Je laisse aux investigateurs et aux psychanalystes le soin de répondre à ces questions, et à toutes les autres.