La mystérieuse suspension d'un prof de philo à Poitiers

Justine Brabant - - 82 commentaires

Apologie de terrorisme, ou réglement de comptes ?

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Pour le procureur de la République, il pourrait être coupable "d'apologie d'actes de terrorisme". Pour ses soutiens, il est victime d'une "décision brutale et non motivée", voire d'une "chasse aux sorcières". Lui-même juge la situation "absurde". L'histoire de Jean-François Chazerans, professeur de philosophie dans un lycée de Poitiers visé par une enquête de la police judiciaire pour "apologie d'actes de terrorisme", défraie la chronique dans la presse régionale de la Vienne, et pourrait bien rebondir dans les médias nationaux – l'enseignant encourt une peine de cinq ans de prison et 75.000 € d'amende. L'affaire, pourtant, est particulièrement floue : parmi les témoignages des défenseurs et accusateurs du professeur, le "non confirmé" le dispute au "non infirmé", et à peu près personne ne peut produire de preuves de ce qu'il avance. @si tente de faire le point.

1. Que lui reproche-t-on ?

Le 24 janvier, une première version de l'affaire circule : le professeur de philosophie Jean-François Chazerans, enseignant au lycée Victor-Hugo de Poitiers, serait "suspendu pour ne pas avoir respecté la minute de silence" organisée le 8 janvier à midi en hommage aux victimes de la tuerie de Charlie Hebdo.

La mesure de suspension a été prise par le rectorat de l'Académie de Poitiers. Le recteur Jacques Moret, interrogé par La Nouvelle République, explique avoir agi à la suite de plaintes de parents d'élèves : "Il y a eu des plaintes de familles. L'enseignant aurait tenu des propos déplacés pendant la minute de silence. J'ai immédiatement diligenté une enquête. Le professeur a été suspendu. Il fallait l'éloigner de ses élèves. La procédure suit son cours. Le conseil de discipline statuera sur la suite de sa carrière."


Problème : Chazerans explique qu'il n'a pas pu perturber la minute de silence... car il n'était pas dans l'établissement à ce moment-là. Il le confirme à @si (après l'avoir expliqué à la presse locale) : "Les cours se terminent à moins 5. À midi, j'étais déjà parti". Il a effectivement reçu une lettre lui notifiant sa mise à pied à titre conservatoire à compter du 21 janvier, mais le courrier ne précise pas les motifs de cette suspension.

La version de l'affaire évolue alors : il pourrait en fait être visé pour des propos tenus lors de discussions avec ses élèves à propos de l'attentat à Charlie Hebdo." Le professeur a en effet organisé des débats dans ses différentes classes, le 8 janvier, à la demande des lycéens. Ce n'est que ce jeudi que le motif de la procédure disciplinaire à son encontre lui a été signifié : il a reçu une lettre lui indiquant qu'il était convoqué par le recteur à une commission de discipline le 13 mars 2015 pour "propos inadéquat tenu en classe."

Voilà pour le volet disciplinaire. Parallèlement, l'affaire prend une tournure judiciaire : saisi par le rectorat, le parquet annonce le 26 janvier, par la voix du procureur, qu'une "information judiciaire pour apologie d'actes de terrorisme" est ouverte, et que l'enquête est confiée à la PJ de Poitiers.

2. Qu'a-t-il dit ?

Quels pourraient être les "propos tenus en classe" à l'origine des deux procédures ? L'enseignant a-t-il effectivement justifié, d'une manière ou d'une autre, l'attaque au siège de Charlie Hebdo ? Contacté par @si, le recteur n'a pas souhaité répondre. Il a en revanche accordé un entretien à France 3 Poitou-Charentes, dans lequel il ne donne pas de détails concernant les propos incriminés, mais assure qu'il a agi sur la base d'une plainte de parents d'élèves, et qu'une enquête est en cours.

Rapidement, dans la presse, des soutiens au professeur se manifestent.À l'image de Valérie Soumaille, enseignante et représentante de l'intersyndicale du lycée, ils assurent qu'ils "n'imagine[nt] pas, le connaissant, qu[e l'enseignant] ait pu, à quelque moment que ce soit, faire l'apologie d'actes de terrorisme." Sur une page Facebook de soutien et dans les commentaires des forums du site de La Nouvelle République, les témoignages d'élèves évoquent un professeur qui "sait inculquer à ses élèves les méthodes leur permettant une pensée autonome", "engagé", et parfois "provocateur", afin d'amener ses élèves à réfléchir par eux-mêmes".

Qu'a-t-il dit exactement lors des débats avec ses lycéens autour de l'attentat au siège de Charlie ? Pour en savoir davantage, une solution : interroger les élèves présents ce jour-là. Plusieurs d'entre eux étaient présents lors d'un rassemblement de soutien à l'enseignant, le 28 janvier. Une journaliste de France 3 présente sur place a pu interroger l'un d'eux, Lucas, élève de Terminale au lycée Victor-Hugo. Dans son reportage, elle explique (en voix off) : "Lucas était en cours avec Jean-François Chazerans le 8 janvier dernier lorsque, par volonté de provocation, le professeur aurait employé un terme péjoratif pour évoquer les dessinateurs de Charlie Hebdo. Des propos qui ont choqué certains élèves." Puis, Lucas explique, face caméra : "Ils n'ont peut-être juste pas compris ce qu'il a dit, mal interprété, et ils ont pensé que, voilà. Mais monsieur Chazerans, il nous a bien dit lui-même, un peu avant, qu'il était contre ce qui était arrivé, que le terrorisme c'est tuer les gens, et que lui, il est contre la peine de mort, donc il ne peut pas soutenir quelque chose comme ça."

Un "terme péjoratif" ? Il faut aller chercher du côté de La Nouvelle République pour avoir plus de détails. Interrogé par le journal, le même Lucas précise : "Quand il fait un débat, il provoque pour faire réagir et réfléchir. Une fille a été gênée par des propos provocants ; il a dit que les gens de Charlie étaient des crapules. A part ça, je ne vois pas. Il n'a rien dit. Il semblait plutôt marqué par les attentats comme nous tous."

Que dit Chazerans lui-même ? À @si, il répète ce qu'il affirme le début de l'affaire : il ne souhaite pas revenir en détail sur ses propos tenus en classe, à cause de la procédure judiciaire en cours, mais indique qu'il a "soutenu des analyses pour essayer d'expliquer l'émergence du terrorisme", mais en "aucun cas n'a fait l'apologie du terrorisme." Il qualifie par ailleurs les djihadistes de "groupes fascistes", qu'il "combat".

A-t-il dit des dessinateurs de Charlie qu'ils étaient des "crapules" ? Là encore, il "ne souhaite pas en parler", explique-t-il à @si, réservant sa défense aux enquêteurs. Mais il précise tout de même : "C'était très compliqué. Les infos arrivaient en direct [le cours avait lieu au moment de la traque des frères Kouachi, ndlr], on était sur Internet avec les élèves. Des élèves allaient et venaient– certains ont quitté le cours pour se rendre à un rassemblement à 11 heures près de la mairie. C'était très désorganisé. On n'avait pas eu de consignes écrites. Franchement, j'ai fait ce que j'ai pu, vu le contexte."

3. A-t-il pu être victime d'un règlement de comptes politique ?

En cours de semaine, le site d'information tourangeau La Rotative propose une nouvelle interprétation de toute cette affaire. L'un des contributeurs de ce site – géré par un collectif de militants– pense savoir que cette mise à pied serait liée à un vieux contentieux entre le professeur et l'inspection générale de l'éducation nationale. "Chazerans s'est «opposé frontalement à Jean-Yves Chateau, inspecteur général de philosophie", assure le site, qui se demande si l'argument de la lutte antiterroriste n'est pas un prétexte pour se débarrasser d'une "personne engagée".

D'où vient cette "opposition frontale" ? Il s'agit en fait d'un débat entre Jean-François Chazerans et l'inspecteur général de philosophie Jean-Yves Chateau, autour de l'apprentissage de la philosophie à l'école primaire (les pièces du débat sont notamment là [pdf] et là [pdf]). Faut-il voir derrière la sanction qui vise Chazerans aujourd'hui l'ombre de ce contentieux personnel avec l'Inspecteur ? Peu probable : le débat date de... 2003. "Un peu lointain" pour pouvoir établir un rapport, note l'enseignant lui-même.

Exit donc le contentieux avec l'Inspection. Mais quid du contentieux de l'enseignant avec la mairie, la préfecture et les forces de l'ordre ? Car Jean-François Chazerans a des relations pour le moins houleuses avec ces services. L'enseignant ne cache pas son engagement au sein d'associations et de collectifs locaux : le Droit au logement (le DAL) et le comité "anti-répression", notamment. Un militantisme assumé, qui lui vaut d'avoir été engagé dans "une quinzaine de procédures judiciaires – pour effraction avec dégradation, mise en danger de la vie d'autrui, injure à la justice,... –, dont aucune n'a abouti", raconte Chazerans, qui s'estime victime de "harcèlement" judiciaire.

Deux épisodes en particulier de ces feuilletons judiciaires sont éclairants pour comprendre les rapports pour le moins compliqués de l'enseignant avec la mairie et les forces de l'ordre. Le premier date d'avril 2012. Un incendie se déclare au 11, rue Jean Jaurès à Poitiers, adresse squattée par un collectif des "sans logis et mal logés'" et par le DAL. Il est stoppé par les pompiers. Mais peu après, le maire de Poitiers, Alain Claeys, publie sur le site de la ville une lettre, dans laquelle il accuse les militants du DAL (il cite nommément Chazerans) d'être des "individus sans scrupules", "instrumentalisant la souffrance, la perte de repères de gens en grande difficulté" afin de "les pousser à commettre des délits" , et les tient pour "responsables moralement et pénalement". L'enseignant attaque le maire en diffamation (l'affaire est relatée ici).

Deuxième épisode, en 2012 également. Les forces de l'ordre convoquent des élèves de la classe de Chazerans pour les interroger. L'enquête n'a pas de suites. Sur quoi ont-ils été entendus ? "Un documentaire que j'avais diffusé en classe, qui montrait l'expulsion d'un camp de SDF manu militari, à Poitiers", affirme l'enseignant à @si.

Il n'existe pas de preuve d'un lien direct entre ces contentieux tenaces et les poursuites entamées il y a quelques jours contre Jean-François Chazerans. Mais ils permettent au moins d'émettre l'hypothèse que si le rectorat a réagi si vite, mettant à pied l'enseignant avant même d'avoir enquêté sur base de la plainte déposée par des parents d'élève, c'est sans doute parce qu'il est depuis longtemps connu des autorités et élus locaux. Et parce que l'Académie de Poitiers se veut exemplaire (voire zélée) en matière de lutte contre la radicalisation et le soutien au terrorisme ? C'est en effet dans cette Académie, sous l'autorité du recteur qui a soumis le dossier Chazerans au parquet, qu'avait été diffusé un document controversé aux chefs d'établissement concernant la "radicalisation" des jeunes et le signalement de profils potentiellement dangereux, ainsi que l'avait révélé Mediapart.

(Note : contacté par @si, le recteur de l'académie de Poitiers n'a pas souhaité répondre à nos questions.)

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