Le fait divers, paradis perdu des journalistes

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 30 commentaires

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Breaking news : braquage, course-poursuite et prise d'otages, "en plein Paris"

, à l'heure des avant-soirées télé. Et pas dans n'importe quels quartiers parisiens : la bijouterie braquée est située rue François Ier, la mythique rue des locaux d'Europe 1, à un jet de sarbacane de RTL, et la prise d'otages du coiffeur en direct se situe dans une rue sans nom du 15e arrondissement, tout près des anciens locaux de iTélé, non loin de BFM, bref au coeur de l'audiovisuel palpitant. BFM, donc, a dépêché deux envoyés spéciaux sur les deux théâtres du drame, et tient l'antenne. Plus rien d'autre n'existe que ce suspense. Car à partir de ces pièces disparates, une bijouterie des beaux quartiers, une course-poursuite avec la police, un salon de coiffure d'une rue sans nom, un hélicoptère qui tourne, les témoignages des voisins, des riverains, des passants, à partir de cette image unique, en boucle, d'un scooter blanc renversé par terre, à partir de ces pièces il faut reconstituer le fil géographique et chronologique de l'histoire, jusqu'au moment présent. "Où est situé votre bar par rapport au salon de coiffure ? interroge en rafale le présentateur de BFM. Avez-vous encore des clients à l'instant présent ? Connaissez-vous le tenancier du salon ? Pouvez-vous voir ce qui se passe dans la rue ?"

Et c'est fascinant. Car au coeur de la boursouflure ordinaire du dispositif mis en place, c'est le journalisme originel qui se donne à voir dans toute sa pureté, un journalisme imaginaire d'avant les perversions, avant la connivence avec les puissants, avant la compromission avec les sources, avant la soumission aux idéologies, avant les loges de maquillage, avant les coupures pub, bref avant qu'il soit chassé du paradis terrestre, le journalisme à la Tintin, houpette aux vents, qui n'a encore besoin ni de sources policières manipulatrices, ni de sociologues bidon, ni d'économistes de plateau, ni de spécialistes de la sécurité, ni d'éditocrates politiques disputant de savoir si ça va être meilleur pour Sarkozy ou pour Le Pen, un journalisme qui ne s'assigne pour but que de répondre aux questions essentielles, les fameux "w" mythiques (what ? who ? when ? where ? why ?), en dénichant les meilleurs témoins, rien d'autre que les plus pertinents.

Et c'est BFM qui rafle la médaille d'or de l'olympiade, mettant la main au téléphone sur "le" témoin idéal, avec fenêtres donnant sur le drame, au moment exact du dénouement. "Alors là le salon de coiffure vient de se rallumer, on voit quelqu'un assis au sol, alors il y a le propriétaire, enfin le gérant du salon de coiffure qui ouvre la porte, en ce moment même, il sort dans la rue, il y a quelqu'un qui est assis au sol, mais je ne vois que les jambes, il y a deux personnes, un homme au pantalon noir et un homme au pantalon rouge, les deux hommes sortent les bras levés, ils posent leur arme sur le toit d'une voiture noire..." Et l'on écoute se dérouler cet insoupçonnable récit, mère de toutes les narrations, on le regarde couler comme du miel dans les veines épuisées du système.

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