Bricmont, l'extermination, les historiens, et les juges

Daniel Schneidermann - - La vie du site - 864 commentaires

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Transparence toute. On a bonne mine,

à reprocher à Taddeï de n'avoir pas assez précisé les sympathies soraliennes d'un de ses invités récents. Nous voilà pris en flagrant délit de la même imprécision. Pas ici, sur ce site, mais sur Hors Série, site dont @si est l'éditeur.

En l’occurrence, que s'est-il passé ? Dans la dernière émission de Maja Neskovic, HS invite un physicien belge, Jean Bricmont, ardent militant de la liberté d'expression la plus large, et qui vient d'écrire un livre sur le sujet. Très bien. Une part substantielle de l'entretien est consacrée à la liberté d'expression concernant l'extermination des Juifs par les nazis. Encore ? Oui, encore et toujours. Mais pourquoi pas ? Dans une longue interview au scalpel par Maja, Bricmont critique la répression du négationnisme de l'extermination des Juifs. Il dézingue la loi Gayssot. Il estime que les négationnistes devraient avoir le droit de s'exprimer librement.

Pour étayer sa démonstration, Bricmont balance en rafale une série de citations d'historiens irréprochables (pensez donc, certains sont même juifs, c'est dire s'ils sont irréprochables) ayant émis des doutes sur tel ou tel aspect de l'histoire de l'extermination. Sous-entendu : on cherche des poux à Faurisson, ou à Gollnisch, parce qu'il s'agit de Faurisson ou de Gollnisch. Quand des historiens disent la même chose, on ne les embête pas. Ce que réprime donc la loi Gayssot, ce n'est pas des textes proprement dits. C'est l'intention de leurs auteurs. Et introduire le critère d'intention, dans l'appréciation d'un message, c'est ouvrir la porte à l'arbitraire. La loi Gayssot est appliquée à la tête du client.

Le problème, c'est que toutes les citations de Bricmont sont décontextualisées, et que Bricmont leur fait dire ce qu'il a envie de leur faire dire, et qu'elles ne disent pas forcément.

Passent en rafale Arno Mayer préfacé par Pierre Vidal-Naquet, selon qui les "sources sur l'holocauste sont rares et peu sûres" (contexte de cette citation de Vidal-Naquet ?) puis Vidal Naquet lui-même : "il faut diviser certains nombres par un facteur 4". Quels nombres ? On ne saura pas. La citation de Léon Poliakov ("l'extermination des Juifs reste en ce qui concerne la conception et sur bien d'autres aspects essentiels (Bricmont souligne lourdement) plongée dans le brouillard") est encore plus manipulatoire : contrairement à ce que laisse penser l'entretien, Poliakov parle de la conception de l'extermination, côté nazis. Il ne remet évidemment pas en cause les témoignages des victimes.

Une pincée de controverse sur la conférence de Wannsee (controverse ancienne, sur l'origine de la politique d'extermination, et déconnectée de l'existence même des chambres à gaz), un bout de citation du journaliste Eric Conan, mélangé à tous les historiens pour faire le bon poids, et on en arrive à un long rappel de Bricmont sur les travaux du pharmacien Jean-Claude Pressac, sans que jamais son itinéraire ne soit rappelé chronologiquement : d'abord faurissonnien, Pressac s'est ensuite progressivement dégagé de Faurisson, ce que rappelle de manière très claire sa notice Wikipedia. Bricmont oublie simplement de le dire (et Maja ne le rappelle pas). De la difficulté de discuter histoire entre un physicien et une linguiste (Maja est linguiste de formation), deux interlocuteurs qui n'en sont spécialistes ni l'un ni l'autre.

De cet entretien, se dégage à mon sens une grande confusion négationniste.

On reste cependant dans les limites d'une discussion utile, et stimulante, sur les critères de séparation de l'autorisé et de l'interdit dans le discours public.

Sauf que voilà. A d'autres occasions, Bricmont a poussé plus loin ses démonstrations. Dans cette vidéo (qui apparaît en première place lorsque l'on recherche "Jean Bricmont" sur Google vidéo), le physicien s'en prend aux interdictions de spectacles de Dieudonné, l'hiver dernier, en France. Et de relever innocemment le fait que le magistrat du Conseil d'Etat ayant interdit un spectacle de Dieudonné, Bernard Stirn (non nommé) était juif.

"Est-ce que c'est antisémite, demande Bricmont, de se poser la question, de comment se fait-il, qu'une personne, peut-être parfaitement neutre, etc., d'origine juive, prend seule la décision d'annuler le spectacle de Dieudonné hier au Conseil d'État ? (...) La Justice ne doit pas seulement être neutre, elle doit paraître neutre. Est-ce que l'apparence de neutralité est préservée dans ce cas-là ? »

Oui, Bricmont, oui Maja, oui Judith, se poser cette question "c'est antisémite". S'en prendre à une personne désignée, en raison de sa race, de ses origines, de sa couleur, de son appartenance confessionnelle supposée, l'assigner à ces seules caractéristiques, c'est l'exemple le plus pur d'un énoncé raciste ou antisémite. Sans compter que cet exemple précis s'est avéré invalide. Une décision identique a été rendue, le lendemain, par un autre magistrat du Conseil d'Etat, dont le patronyme n'indique absolument pas qu'il soit juif. Ces deux décisions ont été ensuite assumées par le boss du Conseil d'Etat en personne. Bricmont a-t-il été rassuré par la suite des événements ?

Que faire des juges juifs, Jean Bricmont ?

Si Maja et Judith souhaitent inviter Bricmont, très bien. Mais encore faut-il informer pleinement les spectateurs sur qui l'on reçoit. En l'occurence, ça n'a pas été fait. Il fallait dire aux spectateurs que Bricmont considère qu'une décision de justice rendue par un juge juif n'a pas "l'apparence de la neutralité". Et explorer avec lui les conséquences de cette intéressante opinion. Que faudrait-il faire des juges juifs, Jean Bricmont, pour préserver "l'apparence de neutralité" à laquelle vous tenez tant ? Leur demander de se dessaisir eux-mêmes par pudeur ? Les dessaisir d'office de tout dossier touchant à Dieudonné ? Les envoyer en vacances ?

Vous l'aurez compris : cette émission m'a mis en colère. La même colère -oui, la même !- que cet été, pendant la guerre de Gaza, quand le rouleau compresseur de la propagande d'Etat et des grands medias tentait de faire passer les opposants à la guerre israélienne pour des antisémites. Je me sentais alors pleinement du côté de ces manifestants, à qui on voulait interdire de crier leur propre colère, quand l'armée israélienne bombardait des enfants et des civils. Comme je me sens aujourd'hui du côté de ce magistrat, à qui Bricmont et ses amis voudraient interdire de juger, parce qu'il est juif.

Une synergie...originale

Précisons enfin une chose, si ce n'était pas assez clair : l'équipe d'@si n'a aucune part à l'élaboration intellectuelle des émissions de Hors Série. Les animatrices de HS, pour deux d'entre elles, viennent d'@si. Sa directrice de publication, Judith Bernard, vient évidemment d'@si. @si fournit à HS les moyens de son activité (on joue le rôle de ce qu'on appelle à la télé un producteur). Mais elles, c'est elles, et nous, c'est nous.

Vive la liberté d'expression ! Ni @si, ni Hors Série, ne doivent s'interdire d'inviter qui ils souhaitent. Je ne retire rien de ma défense de Taddeï, voici quelques mois, face à Patrick Cohen. Les accusations d'antisémitisme, d'islamophobie, d'homophobie, volent assez bas ces temps-ci, pour ne pas nous inhiber dans nos invitations. Hors Série continuera évidemment d'avoir toute liberté. Et nous, ici, on se donnera la totale liberté de compléter, d'analyser, de critiquer ces émissions, comme les autres émissions concourant au paysage intellectuel. Finalement, ce n'est pas le genre de synergie auquel on pensait au départ, en aidant Judith à créer son site, mais c'est...original.

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