Morelle : le cirage qui a mis le feu aux poudres

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 51 commentaires

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Bien joué ! Se faire cirer les chaussures par un cireur professionnel

n'est pas un délit. Fût-ce dans les murs de l'Elysée. Fût-ce quand on est le conseiller d'un président "socialiste". Fût-ce quand ce président vient de bloquer les pensions, les prestations sociales, et les salaires des fonctionnaires. Fût-ce en ayant "privatisé", pour la séance de cirage, un des salons de l'Hôtel Marigny, avec ses "dorures". Mais l'image mentale de cette scène, qui ouvre l'enquête de Mediapart sur le conseiller présidentiel Aquilino Morelle, est si évocatrice, si puissante, si "cinématographique", qu'elle colore immédiatement le reste de l'article, et en constitue l'irrésistible bélier.

Car la suite de l'enquête, elle, est incontestablement plus grave. Alors membre de l'IGAS (inspection générale des affaires sociales) Morelle aurait, dans le même temps, collaboré avec des labos pharmaceutiques. Le conflit d'intérêt, s'il est confirmé, est patent. Mais sans l'épisode du cireur, et ses déclinaisons manifestement relatées par de nombreuses sources élyséennes (la fréquentation d'un hammam "dans les heures de bureau", l'abus des grands crus de la cave de l'Elysée, le rudoiement du petit personnel, la mise à disposition de son fils des voitures de fonction), l'enquête de Mediapart se serait-elle répandue, toute la journée d'hier, comme une trainée de cirage, jusque sur le plateau du Grand Journal de Canal+ ? C'est donc très délibérément, et avec un savoir-faire qui s'affine de scoop en scoop, que Mediapart ouvre son enquête sur la scène du cirage, avec un incipit qui tutoie la littérature véritable ("La première fois que David Ysebaert a ciré les chaussures d’Aquilino Morelle, c’était au Bon Marché, dans le VIIe arrondissement de Paris"), comme pour chuchoter au lecteur : c'est un roman, que nous allons te raconter, mais un roman où tout est vrai.

Dans le scandale Morelle, l'image du conseiller socialiste offrant sous les dorures son pied au forçat du cirage, remplit la même fonction que le verbatim relâché de la conversation téléphonique Cahuzac("ça me fait chier d'avoir un compte ouvert là-bas, c'est pas forcément la plus planquée des banques"), ou l'articulation exagérée de Patrice de Maistre dans les bandes Bettencourt, qui souligne la surdité de sa patronne, en passant par les montres de Julien Dray ou les bottines orthopédiques de Roland Dumas. Que Cahuzac détienne des comptes à l'étranger ne suffit pas à nous indigner. Il faut encore qu'il dise "ça me fait chier" au téléphone. L'idée même de comportements scandaleux est désormais inopérante. Il nous faut le son, et l'image. Il nous faut les petits détails de la vie, qui vont déchainer les galopades de l'imagination. Bien joué !

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