Cette confiance qui se refuse

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 91 commentaires

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Il est touchant, Thomas Legrand, quand soudain le frappe en direct l'absurdité de sa mission quotidienne

: disséquer chaque matin, sur France Inter, les dernières petites phrases de la classe politique française. Ce matin, il recevait en pleine figure un panneau solaire chinois. Les panneaux solaires chinois archi-dumpés, vous savez, ceux que Merkel, contre l'UE, veut continuer de pouvoir importer sans droits de douane, pour complaire à la Chine, à qui l'Allemagne vend (notamment) les machines-outils qui permettent de fabriquer ces panneaux solaires. Et Legrand de s'affliger : je suis là, chaque matin, à chercher ma pitance dans les proclamations des politiques français en faveur des énergies renouvelables, à les disséquer, à les couper en huit, alors que ce sont des paroles creuses. Alors que la seule parole qui compte, qui imprime le réel, est celle de Merkel promettant à la Chine qu'on ne dressera pas de barrières devant leurs panneaux solaires.

Il est touchant, Thomas Legrand, mais alors, pourquoi continuer ? Puisque vous a frappé, Thomas Legrand, la cruelle vérité, à savoir que la classe politique française est aujourd'hui la task force communicante de la politique allemande, alors à quoi sert vraiment cet exercice quotidien de tamtamisation d'une parole morte ? Sabordez-la en direct, votre chronique, en parlant d'autre chose ! Voyagez ! Partez explorer le vaste monde ! Tiens, cette brutale prise de conscience me rappelle un cri du coeur, la semaine dernière, de l'écrivain Alexandre Jardin, sur le nouveau site-journal de Nicolas Beytout, L'Opinion. Cri du coeur contre la symphonie de paroles politiques vides, qui nous assaillent. Et d'évoquer avec émotion Malraux, accueillant Moulin au Panthéon. Ca, c'était du discours vrai, du ressenti authentique ! Eternelle, encombrante ombre de l'homme à l'écharpe, sur les médiocrités quotidiennes (tiens, si ce n'est pas encore fait, courez voir notre émission avec Daniel Cordier). Mais s'ils sonnent creux, Alexandre Jardin, les discours d'aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'ils sont spécialement mauvais. C'est parce que les politiques nationales, aujourd'hui, à Troïkaland, n'ont simplement plus d'objet. Moulin lui-même, avant 39, qu'est-il d'autre qu'un sous-préfet pistonné par papa ?

Et dans cette symphonie déprimante de creuses envolées, soudain surgit une parole vraie, d'où on ne l'attendait pas : d'un haut fonctionnaire français, le directeur des finances publiques, Bruno Bezard, entendu hier au parlement par la commission Cahuzac. Il faut l'écouter, droit dans ses comptes, le grand chef des impôts, expliquer que oui, les investigations sur le compte suisse de Cahuzac ont été menées par l'administration fiscale, à l'abri d'une "muraille de Chine", promptement édifiée par eux-mêmes, et qui les protégeait des curiosités et des interventions intempestives de Cahuzac ou de Moscovici. Ah, Cahuzac a bien essayé de s'approcher de la muraille. "Je lui ai dit, Monsieur le ministre, non !" Non : le plus joli mot de la langue française. Et de se payer la tête des députés qui l'interrogent. Et de prier fermement le président de la commission de le laisser finir ses phrases. Bref, un homme. Un homme debout, qui pourrait presque nous faire croire à cette chose inimaginable : même la plus visqueuse situation de conflit d"intérêt peut être gérable, avec un peu de caractère et d'honneur. En quelques secondes, tous les autres acteurs du feuilleton en ont été éclipsés. Evidemment, répondant ainsi, Bezard protège (aussi) son toujours ministre, Moscovici, qui ne manquera pas de s'appuyer sur lui, pour expliquer qu'il n'a pas trempé les mains dans la sale affaire. Et là encore, donc, la confiance, cette insaisissable confiance, après s'être laissée entrevoir, se refuse au dernier moment. N'empêche. Quelques minutes durant, le spectacle aura fait du bien.

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