Libération

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 94 commentaires

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C'est l'heure des larmes, des mamans, des compagnes.

C'est l'heure où les rédactions embuées s'entre-filment, où les stars interrogent les stars, où les journalistes parlent aux journalistes. C'est l'heure où un sourire, mécanique, inattendu, hésitant, se fraie son chemin entre les lèvres minces d'Alain Juppé. C'est l'heure où Elise Lucet tombe en larmes, où Pujadas oublie son conducteur, son chronomètre, fait durer l'instant, fait péter les grilles horaires comme bouchons de champagne, repose mille fois aux mamans, aux compagnes, des questions de journaliste stagiaire, pour un soir autorisées: alors, vous vous sentez comment ? Alors, ça fait quoi ? Baroin attendra, et Joly, et la Grèce, et même Tsonga.

C'est l'heure où la télé fait son coming out, assume enfin pleinement sa vraie nature, compassionnelle, larmoyante, machine à sidérer, à fédérer irrésisitiblement, à étirer le vide comme du chewing gum, à attendre ce qui ne vient jamais, pour retenir, par tous les moyens, ne quittez pas, restez avec nous, surtout restez. Au coeur de la demi-heure d'actualité heureuse, le petit caillou d'une question gênante, une seule, rituelle: "la France a-t-elle versé une rançon ?" Juppé dément, plus clairement que Longuet quelques heures plus tôt, s'en sortant par un surréaliste "je ne pense pas". "Si c'était le cas, nous le diriez-vous ?" insiste Pujadas, trop mignon. Ah, cher David ! Cette question, toujours la même, ce n'est pas à Juppé qu'il faut la poser, mais aux représentants des ravisseurs, comme l'a fait le journaliste de Match Michel Peyrard, avec une réponse apparemment bien plus claire.

C'est l'heure où la guerre d'Afghanistan tout entière, cette guerre ingagnable, cette guerre obscure et sans débat, cette guerre que le pouvoir est condamné à mener dans l'ombre, cette guerre qu'ils avaient pourtant cherché à approcher au plus près, Ghesquière et Taponier, à la grande fureur du même pouvoir qui leur ouvre aujourd'hui les bras, cette guerre, donc, est noyée dans les larmes. Il faut croire qu'elle n'est consommable par le 20 Heures qu'ainsi incarnée, confite dans la communion générale. Ah, consacrer autant de temps d'antenne, autant d'énergie, non pas à les interroger sur leurs conditions de détention, Ghesquière et Taponier, non pas à leur "reconstruction psychologique" de convalescents, à leurs futurs "débriefings" avec la DGSE, mais à leur faire raconter ce qu'ils filmaient, en journalistes debout, ce qu'ils cherchaient, ce qu'ils ont trouvé, ce que nous n'avons pas le droit de savoir. Mais ce ne serait pas le 20 Heures.

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