Johnny et Jean, mécanique de l'injonction
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 124 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Et même dans The Guardian. Et même sur CNN. Et même dans le New York Times.
Et même à la Une de la presse québecoise. Et même Trump ? Soudain, au milieu de l'avalanche de tweets épatés, reprenant les titres de la presse internationale sur la mort du french Elvis, cette annonce : aujourd'hui, conférence de presse de Trump. Même Trump ? Mais non. Ce n'est pas à la mort de Johnny Hallyday, que sera consacrée la conférence de presse. C'est à l'annonce du transfert de l'ambassade américaine en Israël de Tel Aviv à Jérusalem. Ah oui, tiens, on allait oublier. Cette annonce, qui pourrait provoquer une crise majeure au Proche Orient, est reléguée par les radios dans "le reste de l'actualité". Au premier rang du reste, tout de même, mais dans le reste. Dans le parterre.
Il fallait bien qu'il arrive, le jour de la mort de Johnny. Activement ou passivement, avec appétit ou résignation, -"quand Johnny meurt, je pars quinze jours à l'étranger"- chacun s'y est préparé. Chacun a repéré sa place, répété les mouvements à accomplir, comme dans les défilés du 14 juillet, ou les exercices d'alerte incendie. Rien à signaler, les nécros sont prêtes, mises à jour, astiquées. Même au coeur de la nuit, les chaînes d'info continue cassent leurs rediffusions nocturnes et prennent l'antenne, les unes derrière les autres. S'il y a bien une chose où tu n'as pas le droit de te rater, quand tu es journaliste, c'est la mort de Johnny. Chacune a préparé sa vidéo d'archives et sa chanson, qui ouvrira l'hommage (tiens, pourquoi CNews a-t-elle choisi de montrer le chanteur dans un meeting de droite, aux côtés de Fillon ?)
Rien à signaler ? Ah si tout de même, ce grain de sable, cette fâcheuse collision : Johnny meurt au lendemain de la mort de Jean d'Ormesson. On pouvait tout prévoir sauf ça, cette collision, cet embouteillage de VIP aux portes du paradis. Ce rapprochement du coup inévitable entre les deux célébrations laïques, les deux injonctions nationales. L'injonction à avoir aimé Johnny, l'injonction à célébrer d'Ormesson, même quand on n'est pas de droite. Deux messes laïques, deux jours de suite, avec excommunication anticipée pour les agnostiques -"qui osera soutenir les yeux dans les yeux qu'il n'a pas fredonné du Johnny sous la douche ?" demande un journaliste sur Twitter. Deux messes françaises, purement françaises, qui dégagent les points communs de deux objets de culte ayant gagné leur statut à l'usure, après patiente traversée des décennies, finalement devenus populaires pour cause de popularité. Deux produits strictement inexportables, mais deux composantes de l'identité nationale.