Priorité au direct : Lecornu marche dans les rues de Paris

Pauline Bock - - Sur le gril - 12 commentaires

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Il est 12h27, ce 16 octobre 2025, lorsque le Premier ministre Sébastien Lecornu, qui vient de "survivre" à une session parlementaire ayant rejeté deux motions de censure déposées contre lui (une par La France Insoumise, l'autre par le Rassemblement National), sort de l'Assemblée nationale sous le regard attentif de la caméra de BFM. "Les deux motions de censure rejetées, Lecornu confirmé" !, triomphe le bandeau de la chaîne d'info en continu. En plateau, la présentatrice Roselyne Dubois nous explique que Lecornu va désormais "rentrer à Matignon" : "Parce que, eh bien, il y a un petit peu de travail !", plaisante-t-elle.

"Ah, et il est même… il est même à pied ! Parce qu'on n'est vraiment pas très loin, entre l'Assemblée et Matignon." En effet : il y a précisément un kilomètre à parcourir dans Paris, en longeant la rue de Bourgogne avant de tourner sur celle de Varenne, où se situe l'hôtel de Matignon, demeure du Premier ministre. Un petit quart d'heure de marche si l'on y va tranquillement. Et c'est exactement ce que s'apprête à faire BFM, qui embarque ses caméras aux trousses de Sébastien Lecornu sur les trottoirs parisiens. Les journalistes de la chaîne d'info ne sont d'ailleurs pas seuls : on aperçoit aussi un micro de LCI. Lecornu est questionné sur le fait qu'il est "en sursis" ; il répond : "Je suis au travail." A la question d'une potentielle nouvelle motion de censure qui pourrait être votée dans quelques semaines, il répond à nouveau : "Au travail." Et demande, sourire aux lèvres : "Merci beaucoup. Allez, laissez-moi marcher un petit peu, s'il vous plaît."

La caméra bouge, semble même tomber. La rue de Bourgogne devient floue, comme un tunnel dans lequel s'engage Lecornu. En plateau, les éditorialistes de BFM font semblant de s'agacer de cette indisponibilité du Premier ministre : "S'il voulait être tranquille, il ne fallait pas rentrer à pied !" 

De 12h27 jusqu'à 12h39, soit pendant près d'un quart d'heure, BFM ne diffuse rien d'autre. Le Premier ministre marche, auprès de ses équipes, dans les rues de Paris, filmées floues, saccadées, car il faut le suivre tout en filmant, sans jamais parvenir ni à vraiment l'interroger. "Peut-être que sur le trajet, il s'arrêtera pour accepter de répondre à une ou deux questions…", espère Neumann en début de parcours. Il n'en sera rien, malgré les interruptions des commentateurs en plateau dès que le Premier ministre semble ouvrir la bouche pour parler à un.e autre journaliste, rendant la séquence absolument inintelligible : on ne peut suivre ni les propos des éditorialistes, ni la fameuse marche de Matignon.

Et Lecornu joue parfaitement le jeu du flâneur parisien, demandant plusieurs fois à ce qu'on le "laisse marcher". Tout comme Emmanuel Macron, il y a quelques jours, qui s'improvisait marcheur le long de la Seine, dans un moment autrement plus difficile, puisque le même Lecornu venait de démissionner de sa première nomination.

Cette fois, le nouveau-ancien Premier ministre se met en scène, avec l'air de ne pas y toucher. Il n'a rien à dire aux journalistes, mais il est tout de même heureux d'être filmé ainsi, à déambuler dans Paris. Le message, c'est qu'il marche, tout simplement. "En marche", finalement, cela voulait peut-être juste dire marcher ? C'est vrai, ça : ils ne nous ont jamais dit clairement vers quoi.

Sur BFM, on philosophe : "On est juste à côté du musée Rodin, où est exposé le Penseur de Rodin, et là nous avons le Marcheur Sébastien Lecornu..." ose Laurent Neumann. Arrêtez-tout, cessez les commentaires, le Marcheur parle : "Je voulais juste marcher un peu", dit-il. "Je suis au travail." Ah, bon. On le savait déjà. Plans flous de poubelles qu'on tente d'enjamber sur les trottoirs, ponctués de "Attention aux voitures !" lancés par l'équipe du Premier ministre. Mais pour BFM, le moment semble magique : "Je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà vu un Premier ministre marcher, aussi simplement, dans la rue..." s'émerveille une éditorialiste de BFM. Un miracle, même : "Il y a moins d'une semaine, Sébastien Lecornu était politiquement mort, et là, il est ressuscité !" A Matignon, la direction de la communication doit jubiler : BFMTV fait leur travail avec un entrain certain. "Se montrer à nu... Il prend cette décision... Savait-il qu'il serait suivi tout le long du chemin ? Peut-être pas", estime Roselyne Dubois.

Pensées pour les journalistes reporters d'images (ou "JRIs") de BFMTV, qui n'ont sans doute pas choisi d'exercer le métier de journaliste pour filmer un tel cirque. Pensées pour les téléspectateur.ices de la chaîne d'info, à qui l'on promet la "priorité au direct" pour ne leur servir qu'un quart d'heure de vide abyssal. Pensées pour la Vème République, qui n'en finit plus de mourir, et qui, en expirant, offre des sketches dignes des plus grandes pièces de Samuel Beckett.

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