Kendji Girac : La vraie "affaire", ce sont les violences conjugales
Pauline Bock - - (In)visibilités - Sur le gril - 50 commentairesLe "chantage au suicide" fait par le chanteur à sa compagne est une violence psychologique ignorée des médias
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Dans la nuit du dimanche 21 au lundi 22 avril, sur une aire d'accueil des gens du voyage à Biscarosse, dans les Landes, une balle de revolver a transpercé le torse du chanteur Kendji Girac. Le musicien et guitariste de 27 ans, qui a fait carrière depuis sa victoire dans la saison 3 de l'émission The Voice en 2014, a été admis à l'hôpital à Pessac, près de Bordeaux. Il a d'abord déclaré avoir acheté l'arme en brocante et s'être blessé par accident, en la manipulant alors qu'il se trouvait dans sa caravane avec sa compagne. Mais sa version a ensuite changé du tout au tout.
Plusieurs éléments - la célébrité du chanteur, mais aussi son appartenance à la communauté très stigmatisée des gens du voyage, la provenance de l'arme et les circonstances floues du tir - ont transformé ce fait divers en "affaire" dont les médias français adorent se délecter. Qui a tiré ? Est-ce vraiment le chanteur lui-même ? Un·e proche ? Est-ce un accident ? Un conflit ? Toute la semaine, "l'affaire Kendji Girac" a alimenté l'emballement médiatique - ASI y reviendra prochainement en détails dans une émission. Alerte info ! Le chanteur est sorti du bloc opératoire ! Alerte info ! Le tir a eu lieu à l'intérieur de la caravane ! Est-il légal de se procurer une arme dans une brocante, se demande CNews ? Y aurait-il des "tensions dans le couple Girac", se demandeMidi Libre, qui est allé parler à un "proche du chanteur" qui "a sa petite idée" sur le déroulé des événements. C'est l'occasion, aussi, d'en faire des tonnes sur la communauté du chanteur, et sur son choix de continuer à vivre dans une caravane. "Même après être devenu papa d'une petite fille (...), Kendji ne s’est pas pour autant passé de sa maison roulante", écrit le Figaro. Lundi 22 avril, "l'affaire" fait l'ouverture des JT de France 2 et de TF1. Experts en chanson française, en armurerie, et même en psychanalyse, défilent sur les plateaux des chaînes d'info.
Jeudi 25 avril, le procureur de la République de Mont-de-Marsan a mis fin au suspense. Lors d'une longue conférence de presse, il a déclaré qu'"un tir qui aurait été réalisé par un tiers est écartée", "qu’il s’agisse d’une personne extérieure au camp, d'une agression ou d'une altercation avec un membre de sa famille, et plus précisément sa compagne". En fait, a expliqué le procureur, le chanteur est revenu sur ses déclarations et a expliqué s'être blessé tout seul, en voulant "simuler un suicide" afin de convaincre sa compagne de ne pas le quitter. Il était par ailleurs fortement alcoolisé : le procureur a parlé de 2,5 grammes par litre de sang. "Le positionnement féministe de sa compagne la mettait un peu à mal vis-à-vis du fonctionnement de la communauté", a trouvé utile d'ajouter le procureur, citant le chanteur qui voulait expliquer son geste.
La réalité de "l'affaire Kendji Girac", c'est donc celle d'un homme, très ivre, qui décide de faire semblant de se suicider face à sa compagne qui menace de partir. Il existe un terme légal pour décrire ce qu'a fait vivre le chanteur à sa conjointe : ce sont des violences psychologiques, dans une situation qui s'apparente donc à des violences conjugales. Le violentomètre, outil de la lutte contre les violences faites aux femmes, place les menaces au suicide dans le rouge sur son baromètre, une situation de "danger" important. Selon Libération, sa compagne aurait déclaré aux enquêteurs que lors de précédentes disputes, le chanteur aurait déjà menacé de "se mettre une balle ou s'ouvrir la gorge".
Pourtant, au lendemain de la conférence de presse, les mots "violences psychologiques" sont presque entièrement absents des médias. Le Parisien s'émeut d'une "star «solaire» qui «n'allait pas bien»" : "Les stars ne sont pas à l'abri des ténèbres. Ça ne clignote plus. Ça disjoncte", écrivent les journalistes, qui comparent les débuts du couple à "Roméo et Juliette". "Kendji Girac traversait une période très difficile avec sa compagne. (...) des disputes au sein du couple expliqueraient le climat qui a conduit à ce coup de feu dramatique." Comme si les "disputes au sein du couple", et non Kendji Girac lui-même, étaient responsables du coup de feu.
Très peu de titres semblent mettre les bons mots sur cette "affaire". Seuls Libération, le HuffPost et Terrafemina rappellent la réalité des faits. Le HuffPost souligne que le chantage au suicide, "loin d'être anodin, est un outil de pression et d'emprise dans le couple", et pointe "l'inversion de la responsabilité" : "Le chantage au suicide constitue une violence extrêmement grave car il conduit la partenaire à endosser la responsabilité de la violence", explique une psychiatre interviewée. Un billet dans Libération rappelle que "beaucoup de récits de l'affaire omettent de préciser que ce procédé, destiné à faire peur, fait pleinement partie de l'arsenal des violences psychologiques et conjugales". Aucune chaîne en continu n'a cru bon de faire de cette réalité une "alerte info".