Grève à Emmaüs : la "Voix du Nord" parle... aux "non-grévistes"
Pauline Bock - - Sur le gril - 9 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
"Ils ont décidé de faire entendre leurs voix et de prendre part à ce qu'ils appellent désormais un « combat ». Leur combat. Les quinze compagnons non-grévistesde la communauté Emmaüs de Nieppe ont fait le choix de rouvrir le magasin, même si ce dernier reste inaccessible en raison du blocage mis en place fin septembre par six compagnons sans-papiers." Le "blocage" dont parle cet article de la Voix du Nord, c'est le mouvement de grève des compagnons sans-papiers d'Emmaüs de Nieppe, près de Lille, qui demandent "une régularisation exceptionnelle au titre de préjudice subi".
Un mouvement soutenu par la CGT et le comité des sans-papiers, qui a débuté à Saint-André-lez-Lille en juin dernier, où une enquête pour traite d'êtres humains et travail dissimulé a été ouverte. Le mouvement s'est ensuite étendu à Wanbrechies, Tourcoing, Grande-Synthe, et, donc, Nieppe, où les six compagnons sans-papiers grévistes demandent depuis septembre leur régularisation et la tenue des promesses faites par la direction. L'un d'eux, cité par le quotidien, expliquait en septembre : "Quand on est arrivés ici, on nous a proposé de travailler pendant trois ans pour obtenir une régularisation. On se rend compte que ce n'est pas le cas. On a tous dépassé les trois ans." Ce que n'expliquait pas la Voix du Nord, c'est que concernant la régularisation des compagnons Emmaüs sans-papiers, comme rappelle Reporterre, "tout le pouvoir est aux directeurs de communauté — lesquels donnent un avis, favorable ou non, à la préfecture — ce qui rend les régulations moins évidentes qu'il n'y paraît."
Les compagnons grévistes dénonçaient aussi "des conditions de travail trop intenses (« 40 heures par semaine ») pour un pécule de « 380 € par mois dans lesquels il faut retirer 50 € de location du logement »", relatait alors la Voix du Nord en consacrant un encadré au fait que "dans la métropole lilloise, difficile de trouver un Emmaüs ouvert". Depuis, c'est ce dernier point qui prime dans la majorité des articles : "quand les magasins vont-ils rouvrir ?!", se demande sans cesse le quotidien. Fausse joie le 11 novembre : "Le magasin d'Emmaüs Nieppe rouvre ses portes au public ce mercredi après-midi". Puis : "La communauté Emmaüs de Nieppe à nouveau bloquée" (16 novembre), "Grève chez Emmaüs Nieppe : l'ouverture du magasin prévue ce samedi finalement annulée" (18 novembre). Et même, le 25 novembre : "Grève à Emmaüs Nieppe : pourquoi les forces de l'ordre n'interviennent pas ?"
Après un article donnant la parole au directeur du site de Nieppe et un autre sur "les bénévoles qui s'occupent en attendant" (spoiler : ils font du tri), celui sur le "combat" des "quinze compagnons non-grévistes" s'épanche à nouveau sur leur sort. Il y a Jean-Claude, qui s'indigne : "Ces gens-là, on les a aidés et ils nous tirent dans le dos. Ils bloquent alors qu'on est là pour aider les plus faibles. Ce n'est pas en faisant du mal à la communauté qu'ils auront des papiers." Un autre "compagnon sans-papiers à Nieppe depuis deux ans" dénonce leur "égoïsme" - bien que ce soit pour la régularisation de leur situation, et donc également de la sienne, que ces compagnons font grève.
Ce que ne rappelle pas la Voix du Nord, qui ne s'est pas non plus demandé quelles peuvent être les conditions de vie de ces grévistes. Faire grève, c'est renoncer à son salaire pour instaurer un rapport de force : un sacrifice décuplé lorsque ce salaire est "un pécule de 380 € par mois dans lesquels il faut retirer 50 € de location du logement". Comment se débrouillent les compagnons grévistes depuis le mois de septembre ? Où sont-ils logés désormais ? Comment parviennent-ils à trouver la motivation de continuer un combat qui les prive de leur revenu et de leur logement, aussi précaire soient-ils ?
Vous ne le saurez pas en lisant la Voix du Nord, qui préfère s'intéresser au "combat" des non-grévistes pour "rester ouverts", "même sans clients", ou citer le directeur du site, qui s'inquiète des tensions : "Il ne faudrait pas grand chose pour qu'il se passe quelque chose." Ah ben, ça, c'est sûr. Pas d'inquiétude, la Voix du Nord sera là pour couvrir "quelque chose". Sauf si c'est une grève du point de vue des premiers concernés.