Diffamation : les députés s'octroient du rab aux dépens de la presse
Pauline Bock - - Scandales à retardement - Sur le gril - 60 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
Quelques minutes seulement. C'est le temps qu'il a fallu à l'Assemblée nationale pour adopter, mercredi soir, un amendement modifiant la loi sur la liberté de la presse de 1881.
Déposé par la sénatrice Catherine Di Folco (LR) et le groupe PS, cet amendement porte de trois mois actuellement à un an la prescription pour affaires d'injure publique ou de diffamation. Mais attention : cela ne concerne pas tous les justiciables. Seulement les plaignant·es étant élu·es de la République, ou candidat·es à un mandat électif.
Oui, vous avez bien lu : si cette disposition est promulguée, c'en est fini de l'égalité des justiciables devant la loi sur la liberté de la presse. Pour un même écrit potentiellement diffamatoire, un·e député·e (ou tout autre élu·e) disposerait pour déposer plainte en diffamation d'un délai quatre fois supérieur au vôtre, cher·e asinaute sans mandat électif. "Les journalistes auraient le droit d'enquêter et de faire leur travail d'investigation, sauf à s'intéresser de trop près aux affaires politiques de ce pays. On marche sur la tête !", s'est indigné le Syndicat national des journalistes (SNJ).
C'est "un régime d'exception incompréhensible" pour l'Association de la presse judiciaire : "Ce délai exorbitant accordé aux seuls élus ou candidats, créant un déséquilibre entre justiciables, renforce dangereusement la pression déjà existante sur le droit d'informer et d'être informé du fonctionnement démocratique et politique, local et national, a dénoncé l'association dans un communiqué. C'est aussi une menace financière plus grande qui va peser sur les éditeurs et les journalistes au cas où la loi serait un jour promulguée."
Le SNJ "condamne avec la plus grande fermeté cette modification d'une des lois les plus protectrices de la liberté d'expression, de la liberté d'informer et d'être informé". Pour le syndicat, "ce rallongement du délai de prescription mettrait une épée de Damoclès sur le traitement de l'actualité politique avec le risque de voir, durant un an, un élu ou un candidat s'en prendre à un ou une journaliste ou à un éditeur de presse si la suite de son mandat venait à subir les conséquences d'informations délivrée par un organe de presse."
L'inégalité des justiciables qu'introduirait ce texte est, en soi, scandaleux. Mais la menace que fait peser cette disposition sur la liberté de la presse est encore plus grande qu'il n'y paraît. On apprend en effet dansMediapart, qui a relevé l'information mercredi soir, que c'est la députée Renaissance Violette Spillebout qui a resserré la disposition aux seul·es élu·es et candidat·es : "Si les sénateurs et les sénatrices voulaient protéger les élus, leur amendement était en réalité plus large, puisqu'il allongeait les délais pour toutes les personnes dépositaires de l'autorité publique se plaignant de diffamation et toutes les personnes injuriées", écrit le journaliste de Mediapart Pierre Januel.
Le SNJ prévient que face à un tel "camouflet à l'exercice libre du journalisme" et un tel "coup porté contre la démocratie dans son ensemble", il ne lâchera rien : "L'intersyndicale déposera une question prioritaire de constitutionnalité si cette proposition de loi est adoptée en l'état." Le communiqué du syndicat précise que la députée Violette Spillebout, rapporteure des États généraux de l'information se tenant actuellement, "s'est dit «ouverte à une table-ronde rapide» avant la commission mixte paritaire prévue fin février".
S'il n'a fallu que quelques minutes à l'Assemblée pour voter une telle disposition, nous pouvons élaborer deux hypothèses : soit les député·es n'avaient pas conscience du coup sans précédent porté à la loi de 1881, auquel cas une "table-ronde rapide" pour leur ouvrir les yeux pourrait suffire. Soit – et c'est à craindre – l'Assemblée sait parfaitement dans quoi elle s'engage. C'est peut-être une rude et longue bataille qui s'annonce, et il est peu probable qu'elle trouve sa conclusion dans une rapide et unique réunion.