Attaque américaine divulguée par erreur à un journaliste : l'autre problème de l'affaire
Pauline Bock - - Déontologie - Sur le gril - 34 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock envoyé dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
Que feriez-vous, si vous étiez journaliste et que des membres du gouvernement vous ajoutaient par erreur dans un fil de discussion sur une application de messagerie, vous donnant ainsi accès à des informations classifiées (par exemple le plan d'attaque détaillé d'un pays tiers) ? Ce n'est pas un scénario très courant, et il n'est pas étudié en école de journalisme, mais c'est pourtant le dilemme auquel a dû faire face le rédacteur en chef du magazine étatsunien The Atlantic, Jeffrey Goldberg.
Dans un article retentissant publié lundi, le journaliste raconte comment "l'administration Trump lui a accidentellement envoyé ses plans de guerre par SMS". "Je savais deux heures avant que les bombes ne commencent à tomber que le Yemen allait être bombardé [le 15 mars]", écrit Goldberg. "La raison pour laquelle je le savais, c'est que le ministre de la défense, Pete Hegseth, m'avait envoyé le plan d'attaque, à 11 h 14. Il incluait des informations précises sur les armes, les cibles, et le déroulé des bombardements."
En recevant une notification l'informant de son ajout dans une discussion sur l'application Signal, le journaliste explique n'avoir d'abord pas cru à l'authenticité de ces discussions, qui incluaient 18 hauts-gradés de l'administration Trump, dont le vice-président JD Vance et le fameux Pete Hegseth, un ancien chroniqueur de Fox News. Mais deux heures après le message de Hegseth détaillant l'opération militaire prévue au Yemen contre les rebelles chiites houthistes, la capitale Sanaa était bombardée par l'armée des États-Unis.
"J'en ai conclu que le groupe de discussion Signal était donc sans doute réel", écrit le journaliste de The Atlantic. "Étant arrivé à cette conclusion, qui me semblait impossible quelques heures plus tôt, j'ai quitté le groupe de discussion, en sachant que cette action enverrait une notification au créateur du groupe, Michael Waltz, lui indiquant que j'étais parti. Personne n'avait semblé remarquer que j'étais inclu dans cette conversation. Et je n'ai reçu aucune question sur la raison de mon départ -- ni sur mon identité." Il a ensuite reçu la confirmation que le groupe était bien réel, par l'équipe de l'un de ses membres.
Au-delà de l'amateurisme clownesque menant à l'inclusion, dans un groupe censé être restreint et top-secret, d'un journaliste que personne n'a même repéré, ce scoop de Goldberg souligne plusieurs violations de sécurité gouvernementale dont se sont rendus coupables les ministres trumpistes. Signal, bien que messagerie cryptée, n'est pas un outil adapté pour s'envoyer des plans d'attaques militaires : en l'utilisant pour partager des informations classifiées, Hegseth, Vance et les autres ont bafoué le protocole. D'autant plus que certains, comme Waltz, utilisaient une option permettant d'effacer les messages envoyés dans le groupe après un certain temps -- ce qui viole la loi fédérale sur l'archivage des communications à propos d'actes officiels.
L'administration Trump n'a bien sûr pas choisi de reconnaître ses erreurs, et a nié férocement. Tandis que Trump lui-même qualifiait The Atlantic de "magazine en faillite" et Hegseth traitait Goldberg de "journaliste discrédité qui a fait de la création de fake news son métier", le gouvernement a prétendu qu'"aucun document classifié n'a été partagé dans ce groupe Signal". The Atlantic a choisi de laisser son lectorat décider, et a publié l'ensemble des communications du groupe Signal dans un nouvel article, que le Monde a traduit en français dans son intégralité. Une décision directement motivée par les déclarations des différents trumpistes concernés.
Mais à ASI, tout ceci nous a posé question : fallait-il quitter le groupe ? Goldberg, qui n'avait pas été repéré, n'aurait-il pas pu continuer à lire les échanges entre les trumpistes, plus édifiants les uns que les autres (le vice-président des États-Unis y exprime notamment une haine farouche de l'Europe) ? Un reporter du New York Times est d'avis que sa décision de quitter le groupe n'a pas été bien expliquée, et que "ce que nous avons appris semble faible par rapport à ce que nous aurions pu apprendre". CNN a qualifié sa décision de "patriotique". Goldberg a-t-il choisi de s'extraire de cette discussion par patriotisme, afin de ne pas être exposé à davantage d'informations classifiées mettant en danger la sécurité du pays et de ses militaires ? Mais n'est-ce pas le travail d'un journaliste d'être exposé à des informations, et de savoir les traiter ? Est-on d'abord citoyen américain, ou d'abord journaliste ?
Et puis il y a cette phrase de JD Vance, le vice-président des Etats-Unis, qui résonne encore à nos oreilles : "Je déteste venir au secours des Européens encore une fois." N'est-ce pas là le véritable scoop ? Celui que les journalistes étatsuniens, trop occupés à crier (légitimement) au scandale national, n'ont pas vu ? Celui qui nous rappelle que nous avons définitivement changé de monde ?