39 heures de garde à vue : le prix du journalisme
Pauline Bock - - Scandales à retardement - Sur le gril - 24 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
En France, en 2023, on arrête des journalistes, on perquisitionne leur domicile, on leur fait passer 39 heures en garde à vue. Leur crime ? Le journalisme. Enfin, pas officiellement : dans le cas d'Ariane Lavrilleux, journaliste de Disclose placée en garde à vue ce mardi 19 septembre, c'est "dans le cadre d'une enquête pour compromission du secret de la défense nationale et révélation d'informations pouvant conduire à identifier un agent protégé". Une enquête ouverte suite à une plainte déposée par le ministère des Armées. Ariane Lavrilleux a coécrit la série d'enquêtes des "Egypt Papers" révélant l'opération Sirli, menée en Egypte à partir de 2015 par l'armée française pour le compte du régime du maréchal Al-Sissi. Que cette enquête déplaise au ministère des armées est une chose, qu'une plainte soit déposée et une enquête ouverte en est une autre : c'est une atteinte claire au secret des sources des journalistes.
"L'objectif de ce nouvel épisode d’intimidation inadmissible à l’égard des journalistes de Disclose est clair : identifier nos sources ayant permis de révéler l’opération militaire Sirli, en Égypte", dénonçait Disclose dès l'annonce de la garde à vue de leur journaliste. L'arrestation d'Ariane Lavrilleux est "une situation gravissime, qui s’inscrit dans un contexte de multiplication des procédures contre les journalistes ces dernières années (convocations par la DGSI, tentative de perquisition d’une rédaction…)" et constitue "une attaque sans précédent contre la protection du secret des sources des journalistes", ont alerté, dans une tribune commune, les Sociétés des Journalistes d'une quarantaine de médias, dont celle d'Arrêt sur images. RSF et Amnesty ont également réagi, les premiers en craignant que "les démarches de la DGSI ne portent atteinte au secret des sources", les seconds en se préoccupant du fait que "les journalistes enquêtant sur des sujets liés au domaine opaque de la défense" soient "quasi systématiquement l’objet d’une enquête de la DGSI".
Les arrestations, gardes à vue, et autres convocations de journalistes s'accumulent ces temps-ci : en juillet, c'est le photographe indépendant Yoan Sthul-Jäger qui était arrêté au petit matin à son domicile, perquisitionné, placé en garde à vue et désormais mis en examen, pour avoir fait son travail en couvrant une action militante dans une usine Lafarge. Pas plus tard que le 21 septembre, le lendemain de la sortie d'Ariane Lavrilleux de garde à vue, trois journalistes de Libération ont été convoqués par la police judiciaire de Lille : le parquet a retenu contre leur série d'articles sur la mort d’Amine Leknoun, tué par un policier de la BAC, les motifs de "violation du secret de l’instruction", "recel de violation du secret de l’instruction" et "diffamation publique à raison de la fonction ou de la qualité de dépositaire de l’autorité publique". Des tentatives d'intimidations de journalistes inadmissibles en démocratie, mais de plus en plus fréquentes.
Face à l'indignation généralisée de la profession qu'a provoquée l'arrestation d'Ariane Lavrilleux, on aurait pu espérer un sursaut politique, surtout de la part d'un gouvernement qui se prépare à tenir des états généraux de l'information. Mais le président Macron était trop occupé à faire des courbettes au roi d'Angleterre ; quant au porte-parole du gouvernement Olivier Véran, il ne comprend tout simplement pas qu'on lui demande de se positionner sur le sujet.
Lors d'une conférence de presse mercredi 20 septembre après le conseil des ministres, alors qu'Ariane Lavrilleux était encore en garde à vue, Véran a éludé les questions de la journaliste de Mediapart Célia Mebroukine, qui lui demandait s'il est "normal qu'une journaliste passe une nuit en cellule dans une démocratie". Véran a répondu que ce n'était "pas le lieu" d'aborder le sujet, qui "n'est pas un sujet abordé dans le cadre gouvernemental", et qu'en tant que "porte-parole du gouvernement", il "porte la parole du gouvernement". Or le gouvernement n'a rien à dire au sujet d'une journaliste arrêtée pour avoir fait son travail, et d'ailleurs, il ne sait rien : "Je préfère m’exprimer sur des sujets en toute connaissance de cause, de la totalité des éléments, ce que ni vous ni moi n’avons à l’heure où je vous parle", ajoutait Véran. Circulez, la liberté de la presse, le gouvernement n'en a rien à faire.