Agression d'un restaurateur normand : itinéraire d'un fait divers exploité jusqu'à l'os
Isabelle Bordes - - Déontologie - Source police - 25 commentairesQuand Bolloré et consorts mettent de l'huile frelatée sur un petit feu
Qu'est-ce qui fait le plus peur pour la démocratie : qu'une agression survienne dans une station balnéaire ? Ou qu'une partie de la presse nationale l'exploite jusqu'au trognon pour faire peur et faire du clic, ce, sans même vérifier les infos ? La question se pose en voyant le traitement de l'agression d'un restaurateur dans la Manche, dans la nuit du 16 au 17 juillet. Une plainte a été déposée pour blessure au couteau. Pas d'incapacité de travail, mais tout de même plus de vingt articles ou émissions dans des médias nationaux. Principalement chez Bolloré et assimilés que sont devenus "Le Figaro" ou "Le Point".
Environ 800 victimes de violences par an dans la Manche (hors cadre familial), selon le ministère de l'Intérieur. Et quelque 190 000 victimes en France en moyenne depuis trois ans. Alors, pourquoi le récit d'une agression - celle d'un restaurateur en bord de mer, près du Mont-Saint-Michel - a-t-il fait le festin des médias Bolloré et de quelques autres mi-juillet, au risque d'une indigestion carabinée d'approximations, d'outrances, d'erreurs, d'amalgames et d'instrumentalisation ? Y avait-il des journalistes parisiens en villégiature dans la ville concernée, Jullouville (Manche), pour réagir aussi vite ? Et surenchérir autant ?
Sur les quatre jours suivant cette agression, on compte au moins 23 sujets en ligne ou à l'antenne. Ce, principalement dans la presse nationale (seulement un tiers dans la presse locale ou régionale). Que lit-on dans ces médias nationaux ? Qu'une "trentaine"
de jeunes de "15 à 18 ans"
auraient mené une "expédition punitive"
contre un restaurant, après "
avoir été chassés quelques jours plus tôt alors qu'ils saccageaient la terrasse de l'établissement",
prétend par exemple 20 minutes. Le chef aurait été "
poignardé à la fesse"
et sa femme "frappée au visage".
Ce qui marque, à la lecture de ces multiples contenus, c'est le contraste entre la circonspection des journalistes locaux et la grandiloquence et l'abondance de détails des nationaux. Nationaux qui n'ont pas toujours de correspondants dans la région. Pourtant, ce sont bien les journalistes implantés sur place qui sont susceptibles d'obtenir le plus d'éléments rapidement : ils ont plus facilement accès au terrain, aux témoins, et connaissent forces de l'ordre, autorités judiciaires et élus locaux.
Première à sortir l'info, dès le 17 juillet, la Manche libre fait dans la prudence. L'hebdomadaire n'est pas du genre à minimiser les faits divers. Pourtant, dans ce premier article, le journaliste prend soin de titrer sur ce qui est sûr : l'intervention des gendarmes, pour une "une altercation"
qui mène à l'ouverture d'une enquête. Tous les autres éléments, comme "des agressions verbales et physiques"
sont au conditionnel ou cités et sourcés. Une prudence qui lui vaut en commentaire une volée de bois vert de ses lecteurs habitués, d'ailleurs.
Le lendemain, d'autres médias locaux traitent l'affaire avec la même précaution, titrant sur "une bagarre"
, comme chez Ici Cotentin,
Ouest-France
et
Ce dernier titreLa Gazette
.
s'avance davantage en parlant d'un restaurateur "poignardé". T
out comme Tendance Ouest
, radio du groupe de La Manche libre
, qui écrit que le restaurateur a été "blessé par arme blanche".
Qu'importe l'incertitude. Les médias nationaux embrayent manifestement sans vérifier. En effet : le parquet sidéré par l'emballement ne communique pas.
Pourtant, dix jours plus tard, Jullouville fait carrément la Une de l'édition papier du JDD daté du 27-28 juillet. La ville apparaît sur la carte de France d'un "été Orange mécanique", qu'a élaborée le journal de Bolloré pour montrer que la France des agglomérations secondaires est touchée par le chaos. Ceux qui ont vu le film de Kubrick apprécieront le sens de la nuance, ou du ridicule. Page 2, en regard de l'édito de Jules Torres , prend place en pleine page une seconde carte de France en rouge et noir (sans que ce nuancier soit explicité en légende). Le nom de la station balnéaire de 2500 habitants l'hiver (et dix fois plus l'été) figure parmi ces villes moyennes qui seraient "à feu et à sang" (selon le visuel de promo posté sur Facebook) et est assorti d'un pictogramme représentant un poignard.
Le JDD
a été le premier des nationaux à dégainer en ligne (le 18 juillet), suivi duFigaro. Le journal de Dassault parle de
"chaos"
etd'une "scène d'une rare violence"
. C'est le début de la petite tornade médiatique réactionnaire à laquelle participent Le Nouveau détective, le Point, RTL Cnews, Europe 1,
puis, le dimanche matin, TF1, Le Parisien
et enfin 20 Minutes
. Leurs sources ? Une seule : le plaignant. Et pourtant tout ce petit monde écrit à l'indicatif, jongle avec les superlatifs anxiogènes. Sans manifestement avoir vérifié ni recoupé. Tant pis pour la règle n°1 de la déontologie journalistique.
On peut parier quec'est parce que la rédaction du JDD préparait son dossier et sa carte de France incendiaires pour le week-end suivant qu'elle s'est jetée sur cet os fort opportun. Quelques heures après la publication d'un long récit sur le compte Facebook du restaurant, l'hebdo de Bolloré titre : "Manche
: une horde de jeunes sème le chaos dans une paisible
station balnéaire". Un festival d'informations inexactes suit, comme une "série d'incidents violents"
qui aurait suivi "dans les rues"
, des "vitres fracassées".
En réalité, trois fenêtres portent la marque d'un impact. La journaliste du JDD
ne craint pas de se contredire, évoquant tour à tour une "rare violence"
et une "zizanie"
plutôt gentillette. La gendarmerie aurait été visée par des projectiles, alors que le maire dit ne pas en être sûr. Sachant que le gendarme interrogé par La Manche libre"affirme qu'il n'y a pas eu d'agression physique envers les gendarmes même si une voiture a bien été endommagée".
"Le Figaro" surfe sur l'affaire
Le Figaro
chante le même refrain, mais avec des guillemets, titrant sur "Un
restaurateur poignardé par une «horde déchaînée» de dizaines
d'individus".
Seul quotidien national à se vautrer dans cette histoire, le journal cite abondamment le message Facebook émanant du restaurant. Il prend la précaution de se retrancher derrière d'autres médias (FranceBleu
(sic), Actu.fr
).
Deux jours plus tard, le quotidien ressert le même plat, dans un "décryptage"
qui n'en a que le nom, dans lequel les événements sont résumés de manière très affirmative : "une
scène d'une rare violence a éclaté à Jullouville". "Une trentaine de jeunes, pour certains armés de couteaux et de
bombes lacrymogènes"
- élément faux selon les forces de l'ordre qu'Arrêt sur images
a pu entendre, pourtant repris ensuite - "s'en sont pris à un restaurant, brisant
vitres et mobilier de terrasse, et ont blessé son responsable. Un
acte de représailles."
Le post Facebook du restaurant comme principale source
Le Figaro
n'est pas le seul à se fonder presque uniquement sur le post Facebook du restaurant. Il faut dire que celui-ci est particulièrement évocateur, avec un style qui pourrait être celui d'un professionnel de l'écrit. On ne sait d'ailleurs trop qui l'écrit, puisque le message manie à la fois le "nous"
et le "ils"
. On y lit que le chef est sorti de l'hôpital, "sans un mot".
Puis : "Sans plainte. Il a cuisiné. Pour faire ce qu'il aime faire: servir les autres, même dans un pays qui a cessé de mériter sa bonté".
Le Nouveau Détective, revue spécialisée dans la glose autour des faits divers, ne s'y trompe pas. Relatant un "saccage" qui n'a pas tout à fait eu lieu - le restaurant ayant pu ouvrir le jour-même - le média refait toute l'histoire en se fondant sur le témoignage unique du commerçant, "un récit [qui] fait frémir".
C'est le Point
qui surprend le plus. Pourquoi l'hebdomadaire se fend-il dès le samedi d'un article à quatre mains, signé de Géraldine Woessner, rédactrice en chef société, et Sandra Buisson, pour interviewer très longuement le restaurateur ? Comment l'hebdomadaire a-t-il obtenu ce témoignage alors que le commerçant assure dans son second post Facebook qu'il ne dira plus rien et qu'il n'a pas voulu répondre à la journaliste d'Ouest-France
?
Un ton complaisant, des erreurs... Où va "Le Point"
?
L'entretien du Point
démarre avec l'annonce d'une "agression ultraviolente", et l'image de jean ensanglanté publiée sur Facebook. Tout est à peu près entre guillemets, mais des erreurs se glissent : les baies vitrées n'ont pas été "brisées",
la trentaine d'individus n'auraient pas tous participé à l'agression, selon... le restaurateur lui-même dans ses propres réponses !
Le ton est particulièrement complaisant, les questions ouvrant un boulevard, au delà du témoignage, à des considérations sur l'insécurité qui irait "crescendo" avec des "incidents tous les deux ou trois jours" (une donnée qui peut se vérifier - ce qui n'a visiblement pas été fait ici), la relative inaction des pouvoirs publics, les gendarmes "qui ne font plus peur".
La deuxième question, "comment avez-vous été pris dans cette souricière?",
insinue même une préméditation de la part des agresseurs présumés.
La réputation du Point
suffit visiblement à nombre de médias qui reprennent des passages de l'interview sans ciller. C'est ainsi qu'on retrouve dans le journal belge 21news.be la phrase du restaurateur affirmant qu'il s'est fait traiter de raciste ou qu'un jeune aurait crié "sur le Coran de la Mecque". (Le
titre annonce la couleur de ce média de droite ou centre droit selon ses collègues belges : "L'affaire Jullouville, nouveau signe de l’insécurité croissante en France : le restaurateur agressé par une «meute» de jeunes témoigne".) C'est ainsi, également, qu'on entend Tugdual Denis, le directeur de la rédaction de Valeurs actuelles
, se fonder "sur cet article absolument saisissant"
du Point
pour assurer dans un débat sur BFMTV que le restaurateur "se serait fait défoncer son commerce".
(À noter que BFMTV est la seule chaîne d'info en continu à ne pas avoir relaté ce fait divers, le jugeant sans doute relativement banal. Un fait comme il s'en est produit cette année à Foix ou Cavalaire sans dépasser le cadre des médias locaux.)
Indigestion avec le souper chez Bolloré
Le plus indigeste arrive le soir du samedi 19 juillet, avec au moins cinq sujets sur les antennes de Bolloré. Comme sur CNews, qui, tout à l'indicatif, annonce sur son fil à 16h40 des évènements d'"une violence inouïe".
Et prétend (comme RTL deux heures plus tôt) qu'"une trentaine d'individus" étaient "munis de couteaux et
de bombes lacrymogènes"
. Comme on pouvait l'anticiper, c'est sur le plateau de l'Heure des pros 2 que les faits donnent lieu à des commentaires délirants d'interlocuteurs·rices qui ne savent rien des circonstances, tout juste chauffés par la vidéo d'introduction. Celle-ci démarre ainsi : "C'est une nuit d'horreur endurée par ce couple de commerçants."
Pendant que défilent les images filmées par le restaurateur et déjà confiées au Figaro, le commentaire annonce : "Portes, tables, fenêtres, l'ensemble du mobilier est brisé".
Ce qui, rappelons-le, est inexact.
À 20h20, Thomas Bonnet lance le sujet en évoquant des faits "très très graves, dans une ville [qu'il] connaît bien puisqu'[il] y va régulièrement" : "une ville touchée par un phénomène de violence terrible, 30 jeunes qui s'en sont pris à un restaurateur, coups de couteaux, hein, pour ce restaurateur qui est évidemment sous le choc".
Sur le plateau, on prend des airs graves et on s'échange le mot "meute"
comme une balle de ping-pong, quand Julien Dray assène sa vérité :"C'est une bande de dealers".
Les autres embrayent comme si ça avait un début de réalité, alors que la piste a été écartée par les gendarmes. Autre invention qui révèle une certaine obsession, quand Geoffroy Lejeune prétend qu'ils s'agit de "jeunes de banlieue"
. Tant pis si le restaurateur lui-même a assuré au Point
que ses assaillants "sont nés en France, dans de petits villages et n'ont rien à voir avec les caïds de banlieue."
Pour faire bonne mesure, le bandeau qui s'affiche à l'écran pendant toute la discussion indique : "un restaurateur lynché par 30 individus"
. C'est faux, et alors ?
Europe 1
prend le relais à trois (!) reprises dans la soirée. Au journal, le restaurateur est interviewé, raconte qu'ils "avaient des couteaux, ils avaient des barres de fer, des choses comme ça [...] c'est là que j'ai reçu un coup de couteau, ça pissait le sang"
. L'interview est rediffusée à 21h32, présentée comme une exclu Europe 1
. La nuit est "d'horreur"
, et l'agression "inouïe".
La même interview réapparaît dans le journal de la nuit, montée un peu différemment toutefois.
Le dimanche 20 juillet, TF1 emboîte le pas matin et soir, en écorchant le nom du restaurateur et en ajoutant un élément faux : sa reprise du travail trois jours après. Le compte Facebook du restaurant affirme pourtant : "À 4h du matin, le chef sortait de l'hôpital. À 6h, il était en cuisine."
Et sur leur comptes Instagram et Facebook, les journalistes "correspondants de Normandie" racontent tout à l'indicatif. Zéro doute sur les faits, comme s'ils y étaient quatre jours plus tôt.
La revue professionnelle L'Hotellerie restauration
se fend d'un long article grandiloquent, titré "En Normandie, un restaurateur poignardé par une horde sauvage"
. On peut entendre la compassion entre gens du métier, mais on aurait pu se passer de quelques superlatifs comme "hyperviolents", "images glaçantes", et plutôt vérifier le prénom du restaurateur, renommé ici "Eric"
...
La semaine suivante, trois autres journaux décident de poursuivre sur ce fait divers, sans davantage vérifier : 20 Minutes, Paris-Normandie
et La Provence
le racontent (toujours à l'indicatif), se fondant sur les écrits précédents. 20 Minutes
, qu'on a connu plus rigoureux, commente "une expédition punitive", "qui a failli virer au meurtre"
, avant de se retrancher derrière la version du post Facebook du restaurant. Le Parisien
démarre fort sur le "déchaînement de violence"
et en se fondant plus sur les informations diffusées par RTL ou TF1 que celles des journalistes sur le terrain.
Retour au terrain avec la télé régionale
Sur le terrain, justement, France 3 Normandie
finit par y aller. En optant pour un fait vérifiable et vérifié : l'emballement médiatique. Espérant peut-être fermer le ban, la chaîne titre le 21 juillet sur l'interview du maire : "La
station balnéaire de Jullouville secouée par un fait-divers : «J'entends dire n'importe quoi» assure le maire"
. Le chapô reprend la thèse de la bagarre pour commencer, ne met à l'indicatif que des phrases prudentes, comme : "Le patron de l'établissement a été violemment pris à partie. Sa femme a aussi été agressée".
On écoute le maire déplorer la vente d'alcool aux plus jeunes, on lit le bandeau "attaque au couteau, acte isolé pour le maire".
Bref, France 3
refuse d'entrer dans l'engrenage et conclut même sur une note légère : "Vendredi soir, le bal populaire organisé sur la place du casino a seulement été perturbé par la pluie."
Le 6 août, trois semaines après, encore un sursaut chez Bolloré, quand Maël Laurent accueille ses invités en reprenant la formule "été Orange mécanique"
et en citant Jullouville au même titre que Limoges, Béziers et Nîmes. C'est si difficile de lâcher un os.
Aucun des journalistes nationaux cités ici n'a ici, a priori, fait son boulot de vérification, contextualisation, hiérarchisation, évaluation des sources et documents. Ces médias qui courent au clic en surfant sur du sable mouvant risquent d'être déçus. Car à l'heure où nous bouclons cette chronique, l'enquête ouverte pour violence avec arme n'a pas encore abouti. Ce qui laisse envisager des conclusions tout sauf simplistes. Les images des caméras de vidéosurveillance remises aux gendarmes par la municipalité auraient-elles confirmé la situation "confuse"
qu'annonçait sobrement Ouest-France
dans son second papier, le 19 juillet ? Pas sûr que la meute de médias Bolloré et consorts souhaite le savoir.