Retraite par capitalisation : une pornographie libérale

Maurice Midena - - Quoi qu'il en coûte - 50 commentaires

De Europe 1 à "Legend" sur YouTube : l'expansion du "liberal porn"

Des médias mainstream aux réseaux sociaux, s’impose un "liberal porn"où la finance remplace la solidarité. Entre chroniqueurs zélés et influenceurs de la rente, la capitalisation se pare des atours du bon sens, tandis que s’efface, dans l’esthétique obscène du profit, l’idée même de collectif.

Il faut parfois sortir des médias traditionnels et se pencher sur les esthétisations excessives de la pensée, notamment distillées dans les "nouveaux médias" numériques, pour se rendre compte du chemin parcouru par le poison libéral. Mais commençons par les serpents habituels, avant d'en venir aux scorpions digitaux.

Alors que l'Assemblée nationale a voté la suspension de la réforme des retraites – qui est dans les faits un simple décalage – ce 12 novembre, sur fond de déchirement de la gauche – enfin la "gauche" enserrée par des cohortes de guillemets –, la médiocratie libérale en a profité pour ressortir ses chorégraphies et pompons habituels. Ce même jour, dans sa chronique sur Europe 1, l'impayable essayiste Olivier Babeau en a profité pour défendre encore une fois la retraite par capitalisation, ce "gros mot", ce "tabou".  Mais heureusement selon lui, "du centre au Rassemblement national", un "consensus émerge" sur le sujet : notre modèle social ne peut plus reposer seulement sur la retraite par répartition, à cause de la dette et du vieillissement de la population.Il faut donc de la capitalisation : le salarié épargne lui-même une somme d'argent qu'il place dans des produits financiers, et dont les revenus espérés financeront sa retraite. 

Et Babeau de s'appuyer sur une récente proposition de Gabriel Attal, le patron de Renaissance : ouvrir un compte de 1 000 euros pour chaque nouveau-né français, financé par l'Etat, qui pourrait être abondé par les parents et permettrait d'alimenter ensuite un fonds souverain dont les retombées permettraient de financer une partie des retraites. Babeau cite aussi une proposition de la Fondapol visant à mettre en place un système de retraite mixte, dans lequel la capitalisation représenterait un quart des pensions versées d'ici 2060. 

Grâce à la capitalisation, "on obtiendrait d'ici 25 ans le même niveau de pension qu'aujourd'hui en réduisant les cotisations d'environ 4%", explique Babeau. Et de conclure : "La capitalisation n'est pas l'ennemi de la solidarité : elle est son assurance-vie." Le même jour, autre radio : sur RTL, François Lenglet lui aussi s'extasiait sur la capitalisation, toujours suite à la proposition d'Attal : "Cette idée est d'autant plus bonne qu'elle permet de faire d'une pierre deux coups", à savoir financer les retraites, mais aussi les entreprises françaises via le fonds souverain. 

Manque de financement organisé

Du côté des libéraux, la capitalisation est une antienne qui a la peau dure. Puisque les caisses de retraites sont en déficit, et que ce déficit est appelé à gonfler, c'est que le système est mort. Puisque la répartition consiste en ce que les actifs cotisent pour s'ouvrir des droits, mais aussi pour financer directement les pensions des retraités, et que le nombre d'actifs par retraité baisse, le système ne peut être financé correctement. D'autant plus avec une population vieillissante, qui va donc amener à davantage de dépenses de la part de la sécurité sociale, en retraites et en santé.

Au sujet du problème de financement des retraites et plus globalement de la sécurité sociale, des économistes, comme le chercheur Nicolas Da Silva, ne cessent de montrer que le manque de financement de la sécurité sociale a été organisé par le gouvernement, par une succession d'exonérations et surtout d'exemptions de cotisations notamment patronales – les premières sont des réductions de cotisations qui ouvrent des droits, et non les secondes. Ce qui a pour conséquence de subventionner les assurances maladies privées (les mutuelles) mais aussi de réduire le financement des caisses de retraite. 

L'économiste Michaël Zemmour – qu'il faudra penser à panthéoniser quand toute cette farce aura pris fin – défendait l'idée en 2023, qu'une légère augmentation des cotisations (de 0,8 point) pouvaient permettre au système d'atteindre l'équilibre financier en 2027, plutôt que de se lancer dans l'horrible projet de réforme, passé en force par 49-3  par Elisabeth Borne en 2023, et donc aujourd'hui suspendu. Rappelons en outre que d'après le Conseil d'orientation des retraites, "en 2024, le solde du système de retraite (régimes de base et régimes complémentaires) était déficitaire de 1,7 milliard d’euros (0,1% du PIB), hors charges et produits financiers. Il demeurait toutefois excédentaire de 4,1 milliards d’euros en intégrant les charges et produits financiers", et que "en projection, le déficit serait de 0,2 point de PIB en 2030 (soit 6,6 milliards d’euros courants), pour atteindre 1,4 point de PIB en 2070." 

Les assurances qui n'assurent pas

C'est que la prudence n'est guère compatible avec le dogme. Si les représentants médiatiques du capitalisme libéral veulent de la capitalisation, ce n'est pas pour sauver le système de retraite, mais le détruire. L'ambition est d'en finir avec ce système qui avait un double avantage incroyable : partager davantage de valeur via les cotisations salariales et patronales ; et faire abonder cette valeur dans des caisses qui assureraient une assurance maladie et une assurance vieillesse à tous ceux qui auraient travaillé, le tout géré et assuré par la collectivité. 

En voulant tailler en pièce la répartition, les libéraux vont faire peser sur l'individu, seul, l'assurance de ses vieux jours ou des ses problèmes de santé. Il lui faudra épargner, et placer cet argent – avec prudence ! insistent-ils –, dans des produits financiers plus ou moins fiables et rémunérateurs. Et c'est d'une pierre deux coups : en lestant le travailleur de la gestion de ses aléas personnels, on allège le capital de sa participation à l'assurance collective – tout en lui permettant de capter plus de profit en privatisant retraites et santé. Le tout en disant qu'on est bien obligé, eu égard aux indicateurs économiques : z'avez vu la dette ?! L'Etat ne peut pas tout !!!

Ce sera en outre open-bar pour tout ce que le privé fait de pire : l'assurance. On connaît déjà les mutuelles, on aura la chance de voir le privé s'occuper aussi des dernières années de notre vie. Le cataclysme de la privatisation de l'assurance santé et vieillesse est pourtant connu : en 2024, l'assassinat de Brian Thompson, patron du premier assureur de santé américain par Luigi Mangione – érigé par une partie de l'opinion en héros national –, avait recentré la focale sur ces assurances qui n'assurent pas. 

En juin dernier, le Monde diplomatique revenait sur les "mythes et mensonges de la capitalisation" "Les premières caisses de retraite mises en place au milieu du XIXe siècle puis le premier système de retraite national instauré en France en 1910 reposaient sur cette logique [de capitalisation]. Incapables de servir des pensions permettant aux retraités d’échapper à la pauvreté et inadaptés aux périodes de forte inflation (fréquentes à l’époque), ils furent abandonnés. À la création de la Sécurité sociale, on leur préféra la répartition. Elle a depuis démontré sa capacité à faire face aux crises financières et à sortir progressivement les retraités de l’indigence : leur taux de pauvreté en France est l’un des plus faibles d’Europe." Il y a quelques jours, Alternatives économiques se demandait de son côté : "Retraites, santé, chômage : le privé ferait-il mieux que la protection sociale ?" : en matière de santé, le privé est plus cher et moins efficace que le public. Mais le cadrage médiatique généraliste continue de vouloir débattre des bienfaits fantasmés du tout privé. 

Mais voilà : l'idée fait malgré tout son chemin, et gagne du terrain dans l'opinion publique. Comme le note le Parisien : "D’après un sondage Elabe réalisé en février dernier, la majorité des Français sont aujourd’hui favorables (59 %) à la mise en place, même partielle, d’une retraite par capitalisation."

Du food porn au liberal porn

Le poison de la capitalisation n'irrigue pas seulement les veines traditionnelles : il imprègne également les artères du nouveau monde. Avec l'avènement des réseaux sociaux, et notamment d'Instagram dans les années 2010, s'est développée une esthétique appelée "food porn", avec une multiplication de clichés et de vidéos de plats et de recettes de cuisine, esthétisant avec abus et outrance, les aliments et les calories, mettant en scène un excès de plaisir qui tire vers l'interdit, et confine à l'obscénité. Faisant écho aux esthétiques dégoulinantes et charnues de la pornographie. 

L'idéal néolibéral de destruction de la retraite par répartition et de défense de la capitalisation dans les médias mainstream trouve son écho dans... les nouveaux médias, et notamment sur les plateformes comme YouTube, Instagram et TikTok. Le média Legend, fondé et animé par l'ancien animateur radio Guillaume Pley– aux pratiques managériales douteuses –  en est la parfaite illustration. Aujourd'hui premier podcast de France sur Spotify, et diffusée sur une chaîne YouTube suivie par plus de 3 millions de personnes, l'émission de Guillaume Pley s'est fait un malin plaisir depuis des mois à inviter pléthores d'entrepreneurs expliquant à quel point le système de retraite actuel était mort, et que la seule issue pour les spectateurs était de se prévoir par eux-même leur pécule pour leurs vieux jours. Ici, un "expert en immobilier" explique que le système de retraite actuel est "la plus grosse pyramide de Ponzi qui a été créée"

L'homme explique que si un salarié moyen qui va cotiser dans sa vie 350 000 euros, ne les confiait pas au gouvernement (sic), et qu'il les mettait dans un placement à 5%, qui serait "sécuritaire", il aurait au bout de 40 ans, 1,2 millions d'euros. , un invité explique être parti à la retraite à 34 ans, et assure qu'un salarié payé 2 000 euros, qui au lieu de cotiser 600 euros par mois, gardait cette somme pour la mettre de côté, récolterait entre 4 et 6 millions d'euros au bout de 43 ans. Ou encore là, cet "ancien boss de la finance", qui explique que les actions du monde entier depuis 120 ans ont augmenté, toutes crises confondues, de 5,5% par an, et qu'ainsi, placer son argent sur les marchés financiers permettrait de financer sa retraite. Car l'idéal non-dit, qui traverse ces individus autant que les éditorialistes classiques, serait qu'un jour les cotisations disparaissent pour que le salaire brut payé, soit un jour égal au salaire net versé – le salarié libéré des cotisations salariales et les entreprises libérées des cotisations patronales, et le monde en tournerait enfin dans le bon sens.

Face à ces élucubrations boursicotières, il ne faut pas compter sur Guillaume Pley pour dire, au choix : 

- que le capitalisme étant un rapport de force, rien ne dit que le capital accepterait de transformer du jour au lendemain le salaire brut en salaire net qui irait tout entier dans la poche des salariés – on peut même sérieusement supposer l'inverse, et une demande du patronat de réduire les salaires – la crise mon bon monsieur !

– que les cotisations salariales ne couvrent pas que la retraite, mais aussi la santé, et le chômage. ;

– que bien des gens sont dans l'incapacité de ne pas finir à découvert à cause de salaires de misère – alors imaginer qu'ils puissent se faire une retraite par eux-mêmes c'est de la folie pure ;

– qu'au jeu des petits calculs, tout ceci relève de la science-fiction : en France, en 2024, le salaire médian dans le privé est de 2 190 euros nets mensuels. ce qui correspond à 600 euros de cotisations salariales. Admettons que nous soyons dans un monde 100% privé, et que le salaire brut soit "transformé" en net. Il mettrait donc 740 euros par mois de côté à un placement à 5,5%. Il aurait, au bout de 43 ans, accumulé 1,253 millions d'euros - c'est énorme, mais ça ne dit rien. S'il part à la retraite à 64 ans disons, qu'il lui reste 30 ans à vivre, donc 3 480 euros par mois jusqu'à la fin de sa vie. Et ce, si, et seulement : il n'est jamais tombé malade, n'a jamais eu d'accident de la vie, n'a jamais perdu son emploi, et si ses investissements ne se sont pas effondrés – car 5,5% sans risques, c'est tout bonnement irréaliste. Le tout, dans un monde sans sécurité sociale, où le privé et ses tarifs prohibitifs régneraient en maîtres. Il est plus probable que Jean Lassalle devienne président de la République plutôt qu'une telle dystopie puisse être tenable ; 

- ou que ses invités sont tous là pour vendre les solutions financières qu'ils ont lancées au travers de start-up obscures.

Legend incarne ainsi l'expansion d'un "liberal porn", qui circule au travers de tous ces podcasts longs ou vidéos courtes, vues des milliers voire des millions de fois sur internet – souvent par un public jeune – dans lesquels des hommes blancs bombardent les spectateurs de chiffres excitants mais chimériques, qui attisent le fantasme d'un individu qui sera libre et riche s'il est bon gestionnaire, et oblitèrent la dimension politique et révolutionnaire de notre système de retraite pour lui préférer un simple calcul individualiste. Cela fait en fait des mois, voire des années, que des entrepreneurs plus ou moins véreux, érigés en gourous – on pense à Anthony Bourbon ou à Oussama Ammar – déploient leurs obscénités, valorisant le "business" et ferraillant contre l'Etat-qui-prend-tout. Il y a, entre le soft porn libéral des Babeau et consorts, un continuum jusqu'aux vitrines des réseaux sociaux, derrière lesquelles des gourous de l'émancipation financière font passer, grâce à leur franc-parler et cette impression de s'en foutre des codes habituels de la communication, ce désir de "disrupter" le réel, pour le comble de la réussite. Avec en sus, la même orthodoxie économique en arrière-fond mental, avec cette obsession que l'argent dégouline, que la richesse suinte, que la réussite soit montrée crûment et désirée envers et contre tout : onanisme financier, obscénité capitaliste, pornographie libérale.

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