"Vols au supermarché" : le nouveau marronnier de la télé

Sherlock Com' - - Plateau télé - 49 commentaires

Il a un beau métier, Jacky. Cet entrepreneur de Châteauroux commercialise des antivols qui se fixent sur la viande pour éviter les vols dans les supermarchés. Sous l'œil des caméras de M6, ce dimanche 5 novembre, il a même montré sa dernière invention, mise au point par l'équipe R&D de sa société : l'antivol qui se clipse sur les boîtes de lait infantile. Malin. Depuis plusieurs mois, des chaînes de télé (TF1, France 2, M6) multiplient les reportages sur "la recrudescence des vols en supermarché", dans un contexte de forte inflation. Des sujets souvent tournés dans les mêmes magasins, avec les mêmes intervenants. Car à défaut de bien cerner un phénomène peu documenté, les télés ont au moins trouvé leurs bons clients : les fabricants d'antivols, qui n'en demandaient pas tant.

En matière de grand banditisme, vous connaissez sûrement le gang des postiches, moins celui des apéricubes. Dimanche 5 novembre, l'émission 66 minutes (M6) a diffusé un reportage sur "la recrudescence des vols" dans les supermarchés.

Pour bien comprendre l'ampleur du phénomène, des journalistes de M6 se sont rendus à l'Intermarché de Carmaux, dans le département du Tarn. Ils ont rencontré Patricia, agent de sécurité de 60 ans. Une séquence qui se regarde comme un polar.

Comme tous les matins, Patricia commence sa journée par faire le point sur les affaires criminelles en cours : vols d'apéricubes, de bonbons Haribo ou de bâtonnets de vanille.

Patricia, c'est "une sorte de détective de l'ombre, chargée de traquer les voleurs", explique la voix off. Ce jour-là, M6 est venu filmer les avancées de l'enquête, dite "des ciseaux de couture".

On vous épargne les multiples rebondissements (y'en n'a pas), la description minutieuse des techniques de pointe de madame Columbo ("grâce aux enregistrements vidéo, elle remonte le temps"). On vous épargne tout ça et on vous dévoile directement la fin : elle a retrouvé la voleuse.

Il s'agit d'une dame de 59 ans, sans emploi, qui a également volé de la viande. Patricia n'a pas eu de mal à la retrouver, vu qu'elle a passé sa carte de fidélité à la caisse. Le magasin a donc son nom et ses coordonnées téléphoniques (oui, le crime n'était pas vraiment parfait).

Titre de cet épisode palpitant ?

Un titre déchirant, mais trompeur car ce n'est pas un sujet sur la hausse de la pauvreté, les conséquences de l'inflation ou l'insuffisance de l'aide alimentaire. Non, c'est bien la manière dont la grande distribution se protège de ces "larcins quotidiens" qui intéresse M6.

Ce jour-là, les journalistes n'ont pas trop le temps de s'attarder sur le contexte social, ils sont venus chercher des images. Comme ce flagrant délit quelques minutes plus tard : pendant sa ronde habituelle, madame Columbo aperçoit soudain un récidiviste.

Ce père de famille (accompagné de son fils) va voler des dosettes de café (4 euros) et, tenez-vous bien, "des étiquettes pour cahier scolaire". La suite est racontée par la voix off :

Passionnant. Mais comment a-t-on pu en arriver là ? Depuis quand un vol de dosettes de café et d'étiquettes scolaires est censé faire une bonne séquence télé ? 

Recrudescence des sujets sur les "vols en supermarché"

Depuis plusieurs mois, les reportages sur "la recrudescence des vols en supermarché" se multiplient à la télé. Avant M6, les journaux télés de TF1 et France 2, et même l'émission Envoyé Spécial se sont emparés du sujet. En rappelant ce chiffre, issu du ministère de l'intérieur : les vols à la tire "ont bondi" de 14% en 2022.

Vous n'avez pas pu passer à côté de ce chiffre, il est matraqué dans les JT depuis le début de l'année.

Dans la plupart de ces reportages télé, le problème de l'inflation des produits alimentaires est bien évoqué, la parole est aussi brièvement donnée à ces étudiants ou ces salariés peu payés qui volent par nécessité (ou parfois par conviction, pour protester contre les profits de la grande distribution). Des témoins dont le visage est flouté ou cadré de telle façon que leur anonymat est garanti.

Mais ce n'est pas l'essentiel de ces reportages qui sont tous anglés de la même manière : les journalistes s'intéressent avant tout aux mesures mises en œuvre par les grandes enseignes pour se protéger contre le vol. C'est bien le phénomène de délinquance qui intéresse les chaînes, pas l'analyse d'un phénomène de société qui pourrait par exemple illustrer la montée de la précarité. 

Résultat ? Des reportages avec le même angle, et les mêmes intervenants. On retrouve par exemple le même directeur d'un magasin Leclerc près de Châteauroux d'une chaîne à l'autre (sur TF1, France 2 et M6).

On retrouve aussi le même expert…

Et surtout les mêmes représentants des entreprises qui luttent contre ces vols à l'étalage. A commencer par la société "Veesion" qui commercialise aux grandes surfaces un système de "caméras intelligentes".

Pour bien comprendre comment l'IA est utilisée pour détecter les mouvements suspects des clients, les chaînes ont diffusé les mêmes images : dès qu'un client effectue un geste inhabituel (glisser rapidement un produit à l'intérieur de sa veste par exemple), le directeur du magasin reçoit une alerte sur son smartphone avec la vidéo.

Vous n'avez rien compris ? Les dirigeants de cette entreprise ont défilé sur toutes les chaînes pour expliquer comment fonctionne leur système : le "cofondateur" était sur M6, le "directeur des ventes" sur TF1, et l'un de leur sous-traitant sur TF1 et France 2.

Vous n'avez toujours pas compris en quoi cette innovation est exceptionnelle ? Alors passons aux travaux pratiques. Pour démontrer l'efficacité de ce système, TF1 et M6 ont eu la même idée de faire une "simulation" de vol, "avec la complicité des magasins". Ce sont les journalistes eux-mêmes qui ont joué le rôle du voleur.

Prenez ce journaliste de M6, dans ce rayon chocolat…

Grâce aux caméras boostées à l'IA, le directeur du magasin a tout vu et a reçu une alerte sur son smartphone avec les extraits vidéos.

Vous noterez au passage que le journaliste-voleur a dû tourner deux fois cette simulation de vols vu qu'on ne voit pas la caméra du JRI sur les images des vidéos surveillances. 

Malgré ces images, vous ne comprenez toujours pas comment ça marche ? TF1 a effectué la même simulation, dans le même magasin, pour vanter les mérites du même système développé par une société qui a aussi visiblement un bon service com'.

La scène est la même, la journaliste de TF1 veut piquer une tablette de chocolat.

Et six mois plus tard, TF1 a renouvelé l'exercice mais en changeant un peu l'angle (c'est important de se renouveler). La journaliste a piqué du... déodorant.

Vous connaissez la suite : le directeur du magasin a reçu une alerte sur son smartphone.

De TF1 à M6, en passant par France 2, on retrouve ainsi des reportages identiques, qui soulignent systématiquement l'efficacité des innovations pour lutter contre un phénomène que les chaînes contextualisent à peine. Le comble de cette uniformisation de l'information, c'est Jacky.

Jacky, le "bon client" de TF1, France 2, M6, BFMTV et RMC Story

Jacky ? C'est le "bon client" par excellence. Les journalistes de TF1, France 2, M6, BFMTV et RMC Story doivent se refiler son numéro de portable car il est quasiment dans tous les sujets "vols dans les supermarchés". A 13h, à 20h, dans Envoyé Spécial, dans le 19.45 de M6, dans 66 minutes

Son métier ? Fabriquer des antivols qui se clipsent sur les bouteilles d'alcool, mais pas seulement : "Ça peut se mettre aussi bien sur un paquet de café, de la viande sous-vide, ou du fromage". Même autour du saucisson.

Des antivols sur des produits de base ? Oui, mais c'est uniquement pour faire de la pédagogie comme l'explique ce fabricant qui connaît par cœur ses éléments de langage : "Quand je mets un accessoire sur mon café qui est le plus volé, je dis à mon client que je veux le garder comme client : «S'il te plaît, celui-là, faut pas me le voler». C'est le coup du radar au bord de la route. Il y a un radar, je fais attention, je ralentis." Du préventif en somme.

Et en matière de prévention de vol, Jacky a un nouveau petit joujou, livré devant les caméras de 66 minutes

En fait, il s'agit d'une collerette qui se clipse sur les boites de lait infantile. Malin, faudrait pas que les pauvres volent du lait en poudre pour nourrir leurs bébés.

Regardez, ça se clipse comme ça :

Et ? Rien. Aucun commentaire de la journaliste en voix off.

En Grèce, la pose de ces collerettes sur ces boîtes de lait, justifiée par un ministre à la télévision, avait suscité un tollé en début d'année. Un représentant syndical de la police grecque, cité par le Monde, avait même passé des consignes pour que ses collègues regardent ailleurs en cas de vol de lait : "Si quelqu'un vole du lait pour bébé, cela signifie qu'il n'a rien pour nourrir son enfant. Donc, si un policier fait face à ce genre de vol, il sera dans une position difficile et fera preuve de sensibilité".

En France, rien de tout cela. M6 se précipite chez Jacky pour souligner les bienfaits de l'innovation. Après tout, Jacky ne fait que son métier. À la différence des journalistes de TF1, France 2 et M6 qui n'ont pas essayé d'analyser ce phénomène de vols en supermarché.

Il y avait pourtant de quoi faire. Le chiffre de +14% de vols à l'étalage en 2022 par rapport à 2021 ? Chiffre biaisé selon La Croix qui constate que sur une période plus longue (2019-2022), il y a plutôt une baisse des vols à l'étalage. Quant au lien entre hausse des vols et forte inflation, il n'aurait  pas été démontré, selon Louis Maurin, le directeur de l'Observatoire des inégalités interrogé par La Croix : "Les pauvres ne sont pas des voleurs, et on ne se met pas à voler parce que les prix augmentent, on va dans des banques alimentaires (...) Personne ne peut faire le lien entre l'inflation et les vols à l'étalage, c'est de la fake news. Ce qui ne veut pas dire que ça ne pourra jamais être vrai, mais personne ne peut le démontrer en France. Il n'y a aucune étude là-dessus, ni même de chiffres fiables. On est dans une phase d'emballement, d'effet circulaire médiatique".

Si les témoignages de personnes en difficulté se sentant obligées de voler pour se nourrir existent bel et bien (lisez par exemple cet article de Mediapart), l'ampleur de ce phénomène est, en réalité, assez mal documentée. Mais ne comptez pas sur les journalistes de TF1, France 2 et M6 pour faire ce travail d'enquête, ils sont trop occupés à faire la promo des collerettes et des caméras intelligentes. 

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