Télé "d'après", obsessions d'avant

Sherlock Com' - - Alternatives - Plateau télé - 43 commentaires

Ça s’est joué à un cheveu. Pendant le confinement, les débats ont fleuri à la télé pour imaginer le monde d’après (“plus humain”, “plus altruiste”, grâce à l’ouverture d’un “cycle de régénération”). Des perspectives humanistes, d'autres un peu barrées. Mais à la minute où on a pu sortir, fini les réflexions philosophiques, priorité au direct et retour aux obsessions économiques du monde d'avant : les journalistes se sont précipités chez les coiffeurs et dans les magasins pour scanner en temps réel la croissance du PIB. Car c’est bien beau d’avoir rêvassé pendant deux mois, mais il est temps de revenir au réel. En commençant par travailler (beaucoup) plus.

Fermez les yeux. Inspirez. Et imaginons le monde d'après.

Un monde où on prendrait l’avion en s’asseyant à l’envers...

Où les parcmètres seraient remplacés par des distributeurs de gel hydroalcoolique...

Histoire de débloquer automatiquement le tourniquet d’un magasin grâce à ses mains propres...

Un monde où on attendrait avec impatience cette collection Printemps/été...

Bref, ça va ressembler à quoi le monde d’après ? Pendant les deux mois de confinement, les éditorialistes ont essayé d’en imaginer les contours. Dès la mi-avril, Calvi a tenté de “réinventer le monde” avec ses calvinologues en pleine forme (l'émission de Canal+ est passée de 200 000 téléspectateurs début mai 2019 à 337 000 pour l’émission du 7 mai 2020 par exemple).

Rêvons par exemple avec Dominique Reynié : “Nous sommes dans un cycle de régénération ou bien de disparition. L’idée de se réinventer n’est pas une option, c’est une nécessité, une obligation.(...) Nous sommes de plain-pied dans une nouvelle époque historique”. A quoi pourrait-elle ressembler ? “On voit bien que se bousculent dans cette crise toutes les dimensions de nos vies, le biologique, l’économique, le politique, le culturel, le psychologique, etc., le conscient, l’inconscient mais aussi la planète entière”.

On est un peu perdu mais c’est normal, d’après Stéphanie Germani, psychologue-clinicienne et éditorialiste chez Calvi : “Finalement, on est face à la castration (...), on est tous face à une perte là. Et c’est un peu le cycle de la vie : perdre son emploi, ça peut arriver sans coronavirus. Perdre un membre de notre famille, ça peut arriver sans coronavirus. On a souvent tendance à oublier que la mort existe, que la maladie existe. On est un petit peu dans une toute puissance narcissique. Là, finalement, ça nous renvoie à nos certitudes et nos incertitudes, c’est-à-dire que cette période, c’est une castration symbolique (...) mais après l’effondrement, il y a aussi la reconstruction”.

Également présente sur le plateau, la porte-parole du Medef voit  encore plus loin : “Est-ce que, dans un futur qui n’est pas une bande dessinée, pour aller dans les transports en commun, on ne sera pas tous muni d’un casque, qui sera intelligent, ou d’une visière ou de lunettes de soleil qui seront intelligentes..."

Un monde ultraconnecté, le monde d’après ? “Le monde d’après, c’est deux mondes : digitalisation ok, mais pas pour tout le monde. Il y a le monde virtuel, et il y a le monde réel”, notait fort justement une invitée de Pascal Praud. Lequel confirmait que “le monde, c’est pas un fichier Excel”.

Pas un fichier excel, non. Le monde d’après, c’est le retour de l’humain. Une spécialité de Jacques Attali, un visionnaire qui avait prévu la pandémie (et donc le monde d'après)...

 “Nos sociétés ne consacrent pas assez de moyens à tout ce qu’on pourrait appeler les industries de la vie”, nous assure Attali. Il faut donc “mettre l’accent sur les métiers empathiques, sur l’altruisme. Les métiers empathiques, ce sont les métiers de la santé, de l’alimentation, de l’information, de la distraction, de la culture, de l’éducation. Ce sont tous les gens qui mériteraient d’avoir beaucoup plus de revenus et aussi d’être plus nombreux. Une société peut fonctionner parfaitement bien en ayant 60% de sa richesse consacrée aux métiers dont je viens de parler”.

Plus humain, altruiste, connecté mais pas trop, ce monde d’après sera… ou ne sera pas.

On en était là dans ces réflexions le 10 mai au soir. Quand soudain…


Nous sommes le 11 mai, il est minuit. 

Priorité au direct 

“On est à Clichy la Garenne avec Timothée Mémont”.

“Voilà donc l’arrivée du 1er client chez un coiffeur post-confinement”.

“Christophe va venir pour une couleur”.

Toutes les chaînes sont sur le pont à Clichy (M6, BFMTV, et l'agence CL Press)

Même LCI est là pour assister "en direct aux premiers coups de ciseaux sur Christophe”

C'était donc les premiers coups de ciseaux. A moins que “le premier client du pays à franchir le seuil d’un salon de coiffure” se trouve dans la ville de Mayenne, d'après Cnews, également en direct à minuit...

Une cliente interviewée le lendemain dans le 13h de Pernaut. “J’ai un peu fait des coups de ciseaux toute seule, il va falloir qu’il répare les dégâts”.

Cette folie coiffure va durer près de 24h. Le monde d’après ? C’est d’abord un monde bien dégagé sur les oreilles… Durant toute la journée du 11 mai, BFMTV, Cnews et LCI vont enchaîner les duplex dans les salons de coiffure..

Sur Cnews, “les coiffeurs sont sur le pont” à 10h19.

A 12h06, confirmation des premières rumeurs : “Ils ont repris leurs ciseaux”.

Un embouteillage lié à la présence de nombreux journalistes venus assister aux premiers gestes techniques…

Ou venus carrément se faire couper les cheveux comme ce journaliste de BFM...

Ou celui-ci (qui mérite bien un "priorité au direct" en plein shampoing).

Le monde d’après sera donc plus altruiste car…

Et tout de suite, nous rejoignons Jean-Marc Morandini, en direct des Champs-Elysées pour Cnews…

Marie Blanchard est postée devant les Galeries Lafayette…

Elle y a sûrement croisé le journaliste de BFM devant Séphora, “le 1er magasin qui a ouvert tout à l’heure sur les champs. Et pour vous dire que c’est un événement, les premiers clients, qui étaient masqués, ont été accueillis avec une chanson de Rihanna et du personnel qui les applaudissait”.

L’occasion de rappeler toutes les mesures prises par les commerçants pour accueillir la clientèle en toute sécurité : des masques, du gel, des bandes au sol...

Car voyez-vous, il faut pouvoir consommer en toute sécurité. A la différence des quais de Seine et des balades entre amis dans les parcs qui sont prohibés, le shopping est clairement recommandé pour la santé économique du pays.

D’ailleurs, le retour à la consommation de masse ne suffira peut-être pas. Parallèlement au duplex du monde d’après, les chaînes d’info en continu ont disserté sur les mesures économiques à prendre. Des débats à peine orientés sur LCI...

"Dette virale, impôt virus"

Mention spéciale à L’info du Vrai et son débat brillamment titré…

Avec une entrée en matière parfaite d’Yves Calvi :  “Il faudra bien payer la note de la crise sanitaire. Pour l’instant, le gouvernement a sorti son chéquier mais ce chéquier est aussi celui des Français, et on fait comme si la dette n’existait pas”.

Heureusement, Calvi est là pour en parler avec un beau plateau pluraliste :

Et surtout... 

Ah, Agnès Verdier-Molinié ! On l'avait un peu perdue de vue sur ASI mais elle fait son grand retour médiatique dans ce contexte de crise sanitaire.

Dès la mi-avril, chez Calvi, elle souhaitait “réinventer l’Etat” mais coronavirus oblige, avec un soupçon de solidarité : “Avec le modèle que nous avons, nous ne sommes pas spécialement plus forts que les autres dans la crise alors que les autres ont mené les réformes : repousser l’âge de départ à la retraite, travailler plus. (...) C’est vrai que ça paraît prématuré et pour autant, c’est maintenant qu’on est en confinement qu’il faut avoir cette réflexion et qu’il faut l'avoir en équipe. Pas les uns contre les autres.”

Non, pas les uns contre les autres. Car ce n’est pas pour les chefs d’entreprises ou le bonheur des ultra-libéraux qu’elle dit tout ça. Non, c’est pour nos enfants, comme elle l’a répété sur LCI, le 11 mai, jour du déconfinement : “Il faut qu’on retrouve le chemin du “travailler plus” (...) C’est pour sauver nos emplois et aussi nos générations futures parce que toute la dette qu’on va accumuler, si on n’a pas de la croissance derrière, si on n’a pas de la valeur ajoutée, je ne sais pas comment on va faire pour que ça ne pèse pas trop sur ceux qui vont nous succéder ensuite”.

Des propos résumés par ce bandeau de LCI :

Alors, ce monde d’après, il vous plait ?


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